Alain Finkielkraut, de l’Académie française, philosophe et écrivain. 2 mai 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"LE FIGARO. - Le meurtrier de Sarah Halimi, Kobili Traoré, ne sera pas jugé pour son crime, ont décidé les magistrats qui ont statué sur son irresponsabilité pénale car son discernement était aboli au moment des faits. Que vous inspire cette décision ?
On ne juge pas les fous, dit aujourd’hui le droit. Il serait désastreux de revenir sur cet acquis civilisationnel, sous le coup d’une émotion, aussi légitime soit-elle. Mais, pour ce qui concerne Kobili Traoré, les psychiatres ne sont pas unanimes. Tandis que le Pr Bensussan et d’autres affirment qu’une bouffée délirante aiguë due à l’absorption de cannabis l’a rendu totalement irresponsable, le Pr Zagury conclut à une simple altération du discernement. Dans ces conditions, c’était à la cour d’assises de trancher et de décider, au terme d’un débat contradictoire, si celui qui, après avoir massacré Sarah Halimi à coups de téléphone portable, l’a défenestrée en criant « Allah akbar ! » était conscient de ce qu’il faisait. [...]
Les magistrats auraient dû méditer l’un des dictons préférés de Churchill : « Experts should always be on tap but never on top », ce que Jacques Taminiaux traduit ainsi : « Les experts doivent être toujours disponibles sur demande, mais jamais en position de commande. » Les experts qui parfois se contredisent ont un savoir indispensable, mais les affaires humaines exigent une autre vertu : la sagesse pratique, l’intelligence adaptée à la singularité des cas et à la spécificité des circonstances. Si cette sagesse a manqué aux juges suprêmes, c’est sans doute parce qu’ils ont voulu infliger une leçon au président de la République, qui avait, selon eux, bafoué la séparation des pouvoirs en souhaitant un procès. [...]
Plus largement, comment avez-vous perçu la réception de cette affaire en France ?
Le dimanche qui a suivi l’arrêt de la Cour de cassation, l’émission « C politique » (ment correct) sur France 5 n’a même pas mentionné cet événement dans sa revue de la semaine. Et personne sur le plateau n’a réparé cet oubli monstrueux. Imaginez ce qui serait arrivé si le tueur sous l’emprise de la drogue avait été blanc et s’il avait crié « la France aux Français ! » en jetant du troisième étage Sarah Halimi ou une immigrée malienne en situation irrégulière. La presse qui dénonce inlassablement les discriminations aurait sonné le branle-bas de combat, ceux-là mêmes qui recueillent obséquieusement les paroles du procureur général de la Cour de cassation lui auraient solennellement demandé des comptes, la gauche, si indifférente et si discrète aujourd’hui, aurait fustigé un arrêt scélérat et appelé à une grande manifestation nationale.
On se mobilise sans problème contre l’antisémitisme résiduel de la « France moisie », et, quand cet antisémitisme est pratiqué par des victimes officielles du racisme et de la stigmatisation, il n’y a plus personne, du moins à gauche. [...]
Vous avez consacré en 2013 à la question de l’identité un de vos livres les plus remarqués, L’Identité malheureuse. Aujourd’hui, on dénonce une gauche racialiste qui promeut la « politique des identités ». En quoi l’« identité » promue par les « woke » est-elle différente de l’« identité nationale » ?
L’identité nationale, c’est une histoire, c’est une langue, ce sont des mœurs, ce sont des paysages, c’est un patrimoine littéraire et artistique, c’est, selon l’expression de Renan, « un héritage de gloire et de regrets » que sont invités à partager tous les citoyens français quelle que soit leur origine. Pour le dire avec les mots de Lévinas, on peut « s’attacher à la nation par le cœur et l’esprit aussi fortement que par les racines ».
Comme en témoigne la critique tous azimuts de l’appropriation culturelle, les identités brandies contre l’hégémonie du mâle blanc ne se partagent pas. C’est le même mot, ce n’est pas du tout la même chose. [...]
L’extrême droite n’est pas morte. On peut même dire que le mouvement des « gilets jaunes » et la pandémie ont donné une nouvelle jeunesse à son anti-intellectualisme, sa haine de l’élite et son complotisme. Face à ces phénomènes inquiétants, la vigilance s’impose. Mais l’idée de tenaille identitaire est fausse. Elle cherche à tracer un signe d’égalité entre ceux qui, perdant leur statut de référent culturel sous l’effet de l’immigration massive, se sentent « en étrange pays dans leur pays lui-même » et ceux qui, au nom de leur identité, réelle ou fantasmée, prônent le séparatisme, voire la conquête. [...]
Faut-il opposer aux décoloniaux l’universalisme républicain ou bien une conception plus substantielle de la nation ?
Dans l’Europe post-hitlérienne, on a pensé qu’il ne peut y avoir de « nous » sans exclusion d’un « eux ». D’où, chez certains, la volonté d’opposer l’universalisme républicain à toutes les formes de particularismes. Mais nul n’habite l’universel. Les œuvres de Pascal, de Mme de Sévigné, de Baudelaire, de Flaubert, de Proust, de Colette, qui ont enrichi la littérature mondiale, sont écrites dans une langue à nulle autre pareille. Quant à la laïcité que nous considérons spontanément comme la contribution française à l’émancipation du genre humain, toutes les autres nations sécularisées la rejettent ; elle est donc une marque distinctive de notre civilisation, et nous devons la défendre en tant que telle. [...]"
Lire "Alain Finkielkraut : « Sarah Halimi, insécurité, écologie… Qu’est la gauche devenue ? »"
Lire aussi dans la Revue de presse P. Kessel : « La République est menacée sur deux fronts : par les islamofascistes et par l’extrême droite » (ladepeche.fr , 5 jan. 16) (note du CLR).
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