Revue de presse

Alain Finkielkraut : « Empêcher que la France ne se défasse » (Le Figaro, 6 jan. 16)

6 janvier 2016

"Le philosophe est favorable à la déchéance de la nationalité, parce que la France, explique-t-il, « n’est pas un simple coup de tampon, une réalité administrative ».

LE FIGARO. - Nous sommes à la veille de l’anniversaire du carnage de Charlie Hebdo. Un an après, « êtes-vous » toujours Charlie ?

Alain FINKIELKRAUT. - Comme tous les manifestants du 11 janvier 2015, j’étais Charlie, j’étais juif, j’étais la police, j’étais la République. Nous enterrions, par ce slogan, l’esprit soixante-huitard dont le journal Charlie était l’un des derniers symboles. Faute d’ennemi réel, les enfants et les petits-enfants de 68 tapaient joyeusement sur les flics, critiquaient le système, dénonçaient la répression sous toutes ses formes, célébraient l’individu contre les pouvoirs. Les attentats de janvier ont fermé la parenthèse enchantée de la post-Histoire. La fête est finie : face à un ennemi redoutable, la République est redevenue la chose commune et la France une patrie aimée. Mais, tandis que le peuple descendait massivement dans la rue, les habitants de ce que la novlangue appelle, sans sourciller, les « quartiers populaires » restaient à la maison. Pas question pour eux de brandir le crayon de la liberté d’expression et de dire « Je suis Charlie. » Charlie, en effet, avait insulté le Prophète. Certes, le châtiment était rude, mais les journalistes et les dessinateurs exécutés par les frères Kouachi l’avaient bien cherché car ils avaient blasphémé et le blasphème est un crime. C’est le grand paradoxe du 11 janvier. Ce moment émouvant d’union nationale a dévoilé la réalité effrayante de la déchirure française.

Après les attentats de novembre, une partie du personnel politique, sous l’impulsion du président de la République et du premier ministre, s’est réapproprié les symboles de la nation. Est-elle enfin au rendez-vous de l’Histoire ?

La réappropriation des symboles nationaux est un phénomène qui dépasse la classe politique. On l’a dit et leurs notices biographiques parues dans plusieurs journaux le confirment, la grande majorité des victimes des attentats du 13 novembre étaient des citoyens de boboland. La génération Bataclan, ultraconnectée, croyait vivre à l’échelle du globe. La nation était pour elle une vieillerie. Naviguant sur Internet, mangeant à la table universelle, ayant des amis, des partenaires, des clients partout, ses membres snobaient les frontières et se grisaient d’appartenir à la première société civile mondiale. Ceux qui les pleurent aujourd’hui se réveillent de cette illusion. Les planétaires redescendent brutalement sur terre. Plus encore que le « Je suis Charlie » du 11 janvier, le « Je suis en terrasse » d’après le 13 novembre proclame qu’une civilisation a été visée : la civilisation urbaine des cafés, de la mixité et du mélange des conditions. De cette civilisation particulière inscrite dans la géographie et dans l’Histoire, ils se sentent soudain les héritiers, ce qui les réconcilie avec le drapeau tricolore et l’hymne national. Cette Marseillaise dont ils fustigeaient hier les paroles sanglantes leur semble désormais parfaitement appropriée à notre situation. Car il ne s’agit pas de partir en chantant à la conquête de l’univers, il ne s’agit pas de puissance, ni même de grandeur, il s’agit de se défendre contre les féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras massacrer nos fils et nos compagnes. « On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue dans le temps et dans l’espace ou bien on peut l’aimer comme une chose qui étant terrestre peut être détruite et dont le prix est encore plus sensible », écrivait Simone Weil dans L’Enracinement. C’est ce second patriotisme, cette sollicitude et cette inquiétude qui sont à l’ordre du jour.

Nous avons appris à vivre avec des militaires devant les synagogues ou à l’entrée des églises. Des Français ont tiré sur des Français. La guerre civile nous menace-t-elle ?

Cette guerre civile, les djihadistes la veulent et ils ne sont pas les seuls. Les harangues de certains rappeurs y invitent expressément. Ainsi Salif : « Poitiers brûle et cette fois-ci pas de Charles Martel. On vous élimine, puisque c’est trop tard. La France pète, j’espère que t’as capté le concept. » Ministère Amer : « J’aimerais voir brûler Paname au napalm sous les flammes façon Vietnam… J’ai envie de dégainer sur des faces de craie. » Monsieur R : « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser, comme une salope il faut la traiter mec ! » Une mention spéciale pour le délicat Booba : « Quand j’vois la France les jambes écartées j’l’encule sans huile. » Cette francophobie vociférante n’est pas à prendre à la légère. Comme l’a dit Georges Bensoussan, elle a transformé les territoires perdus de la République en territoires perdus de la nation. Pour empêcher la guerre civile, il revient à l’État de reconquérir ces territoires.

Que pensez-vous de la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés Français reconnus coupables d’actes terroristes par la justice ?

Ceux que scandalise le projet de déchéance de nationalité pour les binationaux nés sur le territoire français invoquent le grand principe républicain du droit du sol. Ils oublient, en montant ainsi sur leurs grand chevaux, que le jus solia été introduit en France non pas pour des raisons de principe, mais pour répondre aux exigences de la conscription. Contre François Denis Tronchet, qui soutenait qu’« on ne peut donner aux fils d’étrangers la qualité de Français sans qu’ils l’acceptent », Bonaparte pensait que la question devait être envisagée « sous le rapport de l’intérêt de la France ». Il proposait de déclarer que « tout individu né en France est français », car il avait besoin de chair à canon. Nos indignés oublient aussi la grande discussion franco-allemande sur le sort de l’Alsace et de la Lorraine au lendemain de la guerre de 1870. Deux conceptions de la nation se sont alors opposées : la conception ethnique, défendue par Strauss et Mommsen, et la conception élective de la nation portée par Renan et Fustel de Coulanges. « La nation suppose un passé, disait Renan, elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible, le consentement exprimé de continuer la vie commune. » Dans le même esprit, Fustel de Coulanges répondait à Mommsen : « Strasbourg n’est pas à nous, il est avec nous… Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances, voilà ce qui fait la patrie. »

À ce « désir de vivre ensemble et de faire valoir l’héritage indivis », il y a des Français qui répondent aujourd’hui par l’aspiration rigoureusement inverse. Ils ne plébiscitent pas la nation, ils veulent sa mort, et, pour atteindre cet objectif, ils choisissent le djihad. Nous devons prendre acte de cet engagement. C’est-à-dire déchoir de la nationalité française ceux qui disposent d’un autre passeport et rétablir pour ceux qui, nés de parents français, se sont convertis à l’islamisme meurtrier la peine d’indignité nationale crée à la Libération pour les Français qui avaient prêté main-forte à l’Allemagne nazie.

Cette question fracture la gauche. La déchéance de nationalité remet-elle en cause le droit du sol ?

Le raciste dit des étrangers souhaitant devenir français qu’ils ne peuvent pas l’être, le républicain à l’inverse tient compte des faits et gestes de chacun car il traite les êtres humains comme des sujets responsables. Le raciste noie la volonté dans la fatalité, le républicain affirme la préséance de la volonté sur le déterminisme racial et sur toute forme d’automaticité. Le raciste stigmatise les indésirables, le républicain sanctionne les indésireux. Au moment où la France redevient une expérience partagée, certains voudraient, au nom de l’égalité de tous les citoyens, qu’elle soit un simple coup de tampon, une réalité purement administrative. Au moment où l’ennemi se déclare, des tribunes et des pétitions paraissent pour dénoncer comme une mesure raciste la discrimination juridique de l’ami et de l’ennemi. Il y a une bonne nouvelle cependant : l’opinion refuse, toutes tendances confondues, de se laisser entraîner dans ce délire. Les protestataires se drapent dans la morale, mais leur morale heurte le sens commun et même la décence commune. La grande tempête qu’ils ont déclenchée souffle très fort, mais en vase clos.

Le temps d’une campagne, le Front national est redevenu l’ennemi prioritaire et les slogans antifascistes ont réapparu. Les analogies avec les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale sont-elles éclairantes ou aveuglantes ?

On a parlé au lendemain des élections régionales de vague brune et les éditorialistes « vigilants » ont encore une fois recouvert l’inquiétante nouveauté de notre situation par le grand stéréotype du retour des années 1930. Mais les électeurs du Front national ne demandent pas que la France soit réservée aux « Français de souche ». Ils refusent de se résigner à ce qu’elle devienne facultative, optionnelle, minoritaire à l’intérieur de ses propres frontières. Ce qui les inquiète, c’est la possible multiplication de Molenbeek français. Je ne peux pas leur donner tort, mais je ne peux pas non plus envisager sans effroi l’accession au pouvoir d’un parti qui, à tous les problèmes et les dilemmes politiques, répond hargneusement « y a qu’à », et qui voue un culte à la force brutale comme en témoigne l’admiration de ses chefs pour Vladimir Poutine et même pour Bachar el-Assad. Ce scénario ne pourra être évité que si les autres partis politiques cessent de cautionner bêtement l’avènement d’une société postnationale et prennent enfin conscience que, pour paraphraser Camus, la tâche de nos générations ne consiste pas à refaire la France, mais à empêcher que la France ne se défasse. [...]"

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