Revue de presse

"Affaire Houellebecq : tribunal tragique à France Inter" (E. Gernelle, Le Point, 12 jan. 23)

Etienne Gernelle, directeur de la rédaction du "Point". 15 janvier 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"La componction est souvent prometteuse d’effets comiques, et on a été servi, la semaine dernière, sur France Inter. C’est avec un ton délicieusement sentencieux que Claude Askolovitch s’en est pris, dans sa revue de presse, à notre dossier de « une » consacré à l’« affaire Houellebecq », déclenchée par les propos de l’écrivain sur les musulmans dans la revue Front populaire. Définitif autant qu’imprécis, Askolovitch déclare pompeusement son « regret de la légèreté du Point ». En cause, une tribune en forme d’explications – et, partiellement, de contrition – que Houellebecq nous avait fait parvenir et dans laquelle celui-ci attaquait au passage Sartre en ces termes : « Mû par une haine de soi justifiée, il a appelé dans un texte demeuré célèbre au meurtre des hommes blancs. »

Askolovitch énonce alors la sentence suivante :

« Le Point précise en note qu’il s’agit de la préface aux Damnés de la terre, livre anticolonialiste du psychiatre antillais Frantz Fanon écrit en 1961, pendant la guerre d’Algérie.

Cette préface, je l’ai relue ce matin, elle est terrible, Sartre met la France de son temps en face de la violence de la colonisation et parle, il y souscrit, de la violence qui forcément habite la libération des peuples colonisés – pas un instant il n’appelle au meurtre des hommes blancs… Houellebecq ment, et Le Point n’en dit rien, et c’est triste pour ce qui nous reste d’idées. »

D’abord, on se frotte les oreilles. Depuis quand faudrait-il s’élever contre chaque argument, même incident, avancé par les gens à qui l’on donne la parole ? On imagine à quoi ressemblerait l’antenne de France Inter si sa rédaction s’astreignait à corriger – en direct ou en différé – toutes les balivernes proférées par ses invités…

Mais le plus piquant n’est pas là. Trompés par l’assurance du magistrat autoproclamé, on a failli manquer l’essentiel : il n’a pas travaillé !

Voici – vous en jugerez vous-même – la phrase de Sartre dont il est question :

« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » Sympathique Sartre, qui vante aussi « la patience du couteau ».

« On est d’ordinaire plus médisant par vanité que par malice ». Alors, le procureur Askolovitch, dans un texte justificatif envoyé au Point et que nous avons publié sur notre site, plaide le contexte colonial, les meilleures intentions, et absout le philosophe ami du genre humain. Sauf que notre Torquemada des ondes a la mise à l’index un peu rapide. Il a oublié de lire la préface à l’édition 2002 des Damnés de la terre (La Découverte), rédigée par la psychiatre Alice Cherki, disciple et biographe de Fanon, grande défenseure de sa mémoire et de son œuvre. Et que dit-elle ? Entre autres que « Sartre justifie la violence alors que Fanon l’analyse », que « l’écrit de Sartre prend par instants des accents d’incitation à la criminalité ». Et que certaines phrases du philosophe « semblent justifier non plus la violence, mais le meurtre réel individuel »…

Dans la même préface, Cherki raconte que « Fanon, en lisant la préface de Sartre, ne fit aucun commentaire ; il resta même, contrairement à son habitude, extrêmement silencieux. Néanmoins, il écrivit à François Maspero [son éditeur, NDLR] qu’il espérait avoir, le moment venu, la possibilité de s’expliquer. » Fanon était mourant, il ne le fera pas.

Qu’en conclure ? S’il est bien sûr possible de discuter du texte de Sartre et de contester ce que dit Houellebecq (en particulier ou en général, nous ne sommes pas ses avocats !), asséner de façon lapidaire, comme le fait Askolovitch, que l’écrivain « ment » sur ce point est… un mensonge. Au mieux une tromperie, un escamotage. Qui a fait preuve de « légèreté » ? À la décharge d’Askolovitch, il n’a sans doute pas lu la préface d’Alice Cherki. Croyant tout savoir ? « On est d’ordinaire plus médisant par vanité que par malice », disait La Rochefoucauld…

Tartuffe. Au passage, on peut s’interroger sur ce qui pousse ce pilier de France Inter à choisir Sartre comme boussole morale. Ambigu sous l’Occupation, soutien alternatif de Staline, Mao, Castro ou Khomeyni, le vertueux philosophe est aussi l’auteur de cette brillante sortie dans Actuel en 1973 : « Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois pas d’autres moyens que la mort. On peut toujours sortir d’une prison. Les révolutionnaires de 1793 n’ont probablement pas assez tué. »

Nous n’en voulons évidemment pas à ce tribunal érigé à la va-vite sur France Inter. Et puis Claude Askolovitch, qui fut salarié du Point, avant de rejoindre la radio publique en passant notamment par la chaîne qatarie BeIn Sports, ne manque ni de talent ni de charme. Ni, manifestement, d’aplomb.

Regrettons tout de même que, par sa charge aussi biaisée que tartuffe, il ne rende pas service à son employeur. Notre dossier sur Houellebecq, distancié, sérieux, voire austère, n’a pas été remis en question par les gens raisonnables, de droite ou de gauche. Seulement par quelques zemmouristes zélés et, à l’opposé, par l’extrême gauche ou par les tenants d’un islam radical. Ou situer alors France Inter ?

La radio pourrait toutefois facilement revenir en meilleure posture en rétablissant ces faits à l’antenne. Ce serait moins « triste pour ce qui nous reste d’idées », selon la formule de notre pontifiant inquisiteur."



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