Revue de presse

A. Shalmani : "Le Wokistan, Roald Dahl, les Rushdiens : l’année 2023 vue par l’historien du futur" (L’Express, 9 mars 23)

Abnousse Shalmani, journaliste et écrivaine. 12 mars 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Dans quelques siècles, d’une lointaine galaxie, un historien se penchera sur la vie culturelle terrestre au début du XXIe siècle et analysera la chute de l’Occident sous la pression du Wokistan, cet Etat moral dans l’Etat politique, agissant au nom de l’inclusion et de la tolérance. Historien de la culture, il rapprochera les sensitive readers de la secte des Moineaux, groupe ultrareligieux en quête de pureté inatteignable qui sévit dans la série Game of Thrones. Ce qui étonnera le plus notre historien du futur sera la réécriture des œuvres littéraires ou la censure des films ou peintures au nom d’un refus d’offenses envers une minorité, ou l’interdiction de représenter le mal sous toutes ces formes, mais aussi la Beauté au nom du respect des laids.

Notre historien débutera son introduction par un rappel de la fonction du théâtre sous l’Antiquité grecque, comment comédie et tragédie œuvraient, sous couvert de divertissement triste ou joyeux, à éveiller l’introspection chez le spectateur en le confrontant aux désirs interdits, aux pulsions morbides, aux souffrances inévitables qui jalonnent toute vie humaine. Notre historien notera avec malice comment la catharsis, "purification" en grec, autrement dit la séparation du bien et du mal, s’est transformée plus de vingt siècles plus tard, pour devenir purification des émotions humaines par l’interdiction et non plus par la représentation.

Il en profitera pour lister les autodafés, qui débutèrent au Canada, ce laboratoire du Wokistan, du fait de sa proximité avec les Etats-Unis et son complexe d’infériorité vis-à-vis de celui-ci. Les livres qui représentaient mal les autochtones soit en les caricaturant soit en racontant une réalité non prestigieuse, comme les méfaits de l’alcoolisme sur ces populations, y étaient brûlés dans les cours de récréation, devant les élèves réunis, avec un but proclamé de purification, puis leurs cendres utilisées pour planter des arbres, symboles de renouveau.

Le point de bascule pour ce pays fut l’interdiction autour de 2023-2024 (les Canadiens ont arrêté le calendrier pour ne pas offenser le mois de février plus court que les autres) d’un spectacle pour enfants, L’Incroyable Secret de Barbe Noire, qui se jouait depuis 2009, de Franck Sylvestre, artiste noir de peau, qui avait créé sa caricature en marionnette pour les besoins du conte. Il fut alors considéré comme raciste, et toute caricature des minorités ethniques, religieuses et sexuelles interdite. Le Canada, à force d’assèchement culturel, bascula dans ce que les historiens appelleront la Grande Ignorance, durant laquelle l’analphabétisme pour tous fut voté après l’interdiction de toute forme de culture, qui offensait toujours quelqu’un.

L’historien d’une autre galaxie se penchera longuement sur l’apogée avant la chute que fut la réécriture des livres pour enfants de Roald Dahl, un salaud notoire, antisémite et misanthrope, mais qui connaissait son sujet : la littérature et les enfants. Il fallut expurger Charlie et la chocolaterie, Matilda, James et la grosse pêche, Sacrées sorcières des mots "gros", "moche", "noir", "blanc" et même "fou", rectifier les métiers dans lesquels se planquent les sorcières sur terre, en l’occurrence caissière et secrétaire, pour ne pas dévaloriser les femmes. Cela offusquera particulièrement notre historien, dont la mère était caissière intergalactique et lui lisait les versions originales de Dahl avec fierté. Censurer Kipling et son Livre de la jungle pour le remplacer par Jane Austen, éliminer Joseph Conrad, toute cette machinerie abrutissante finit par mener l’Occident à sa perte.

Deux siècles plus tard, les livres furent réédités dans leurs versions originales, car la création de l’homme nouveau finit toujours mal ; des pédopsychiatres alertaient sans cesse les autorités sur l’abîme entre la cruelle réalité de la cour de récréation et les livres hygiénistes qui n’étaient plus lus car ils n’étaient plus d’aucune utilité pour comprendre la vie. Ainsi, l’Occident déclina inexorablement vers l’ère de la déculturation qui engloutit le savoir des siècles passés, jusqu’à ce que les Résistants, gardiens d’œuvres interdites surnommés les Rushdiens en référence au dernier auteur courageux, Salman Rushdie, réapprirent aux hommes à lire et à évoluer dans l’ambiguïté humaine."


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