Livre

P. Kessel : En 1991, "Aussi vais-je travailler au lancement d’une nouvelle association" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 23 décembre 2021

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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À l’occasion de son second mandat, Jean-Robert Ragache défendra une position plus grand-orientale et plus ferme de la laïcité me laissant, alors que je suis premier Grand-Maître adjoint, toute latitude pour organiser les Assises internationales de la laïcité les 20 et 21 octobre 1990 à la Cité des Sciences de la Villette. Dix ans plus tôt, j’avais préparé l’édition précédente conclue par le candidat François Mitterrand. Depuis, l’échec de la réforme Savary et, un an plus tôt, l’affaire du foulard de Creil ont bouleversé la donne.

Mais c’est l’offensive des tenants de la "laïcité nouvelle" qui est dans les têtes. Après une décennie de paresse intellectuelle et de discrétion, l’heure serait à nouveau à l’offensive, écrit Le Monde, se demandant, non sans son ironie coutumière lorsqu’il traite de ce sujet, si la laïcité, après un siècle de bons et loyaux services a encore un avenir [1]. Affaire Scorcese [2], affaire Rushdie [3]. Affaire du foulard islamique, engagement du clergé catholique contre la pilule abortive, hostilité des mêmes autorités cléricales aux campagnes d’information sur l’usage du préservatif pour se protéger du sida, polémique sur les congés scolaires, l’Église n’a rien abandonné de sa volonté de réinvestir la sphère publique et de peser sur la conscience des hommes. Les fidèles ont probablement partiellement changé mais le Vatican n’a rien abandonné de ses objectifs, de son penchant pour le moralisme à plusieurs vitesses et la censure, de ses mauvaises fréquentations. Jean-Paul II réhabilite Pinochet et les militaires argentins, Kurt Waldheim reçoit Jean-Marie Le Pen. Ce qui fera dire à Roger Leray que Jean-Paul II est "dangereusement réactionnaire". Soutien de la "laïcité nouvelle", Roger n’en demeure pas moins lucide et anticlérical ! Les aléas des choix politiques peuvent conduire à de curieuses contorsions philosophiques.

Est-ce le bon moment pour décréter le temps venu d’une négociation avec les églises et d’une révision de la loi de 1905 comme le prône la Ligue de l’Enseignement qui en fait son cheval de bataille ? Clément Durant, ancien président du CNAL et parmi les tout premiers à nous rejoindre comme fondateur du Comité Laïcité République, est catégorique : "la laïcité n’est pas à rénover. Il n’y a pas de laïcité moderne. Il y a la laïcité, c’est tout." L’heure est à la fermeté, car c’est la remise en cause de la loi de 1905 qui est en jeu, déclare le vieux combattant de la laïcité.

Ces assises s’achèvent par un appel à la prise de conscience des dangers portés par le courant révisionniste. On nous menace d’un nouveau concordat, dis-je à la tribune, appelant à ne pas renégocier les principes de la République, laïcité en tête comme le rapporte Le Monde. C’est pourtant ce qui se prépare et que tentera de concrétiser le Président Sarkozy, ce qu’essaiera d’initier le Président Macron au début de son mandat et ce dont rêvent les tenants de la laïcité adjectivée. Héritiers d’une laïcité qui jusque-là allait de soi rue Cadet, nous allons faire en sorte que le Convent, le Parlement de l’obédience, se saisisse du débat. Les délégués des Loges répondent en votant régulièrement au fil des ans des motions confirmant l’attachement fondamental du Grand Orient à une laïcité sans qualificatif, une laïcité fer de lance des combats pour toutes les libertés. Une laïcité qui, par l’égalité stricte des droits et des devoirs qu’elle induit, constitue la principale opposition républicaine à l’extrême-droite, au racisme, à l’antisémitisme, à l’égoïsme social. "Ce combat constitue désormais une priorité dans notre pays", écrivons-nous, Jean-Robert Ragache et moi, dans une tribune que nous signons ensemble dans Libération [4].

À l’initiative de la droite cette fois, la question laïque rebondit une nouvelle fois en 1994 avec la tentative de révision de la loi Falloux. Promulguée en 1850, cette loi est surtout connue pour avoir ouvert une ample place à l’enseignement confessionnel. Soutenue par Adolphe Thiers, l’abbé Dupanloup, Montalembert, elle suscita l’ire de Victor Hugo qui s’y oppose dans un sublime discours entré dans l’Histoire, refusant la subordination de l’enseignement à l’Église, dénonçant "le parti clérical qui depuis longtemps essaye de mettre un bâillon à l’esprit humain... Vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! (…) Si le cerveau de l’humanité était là devant vous à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures… L’Église chez elle et l’État chez lui", conclut-il.

Cent quarante-quatre ans plus tard, alors qu’Édouard Balladur est à Matignon et François Bayrou rue de Grenelle, au prétexte d’améliorer la sécurité des bâtiments des écoles privées, il s’agit, pour le parti conservateur, de réviser la loi afin de franchir une nouvelle étape dans l’enracinement d’un système scolaire dual opposant une école publique accueillant tous les élèves et une école privée pouvant sélectionner sa clientèle, financée à la fois par des fonds privés et publics.

Le projet de révision suscite un vif débat national. La Gauche, avec François Mitterrand à l’Élysée, sous un gouvernement de cohabitation, trouve là l’opportunité de se refaire une santé, de masquer ses divisions et de se poser en défenseure de la laïcité. Mais les plus belles déclarations masquent parfois de silencieuses ruptures. Michel Rocard publie avec le parti socialiste, un "appel à la paix scolaire" s’engageant à défendre le financement des écoles privées sous contrat. Un texte qui tire la conclusion de l’échec de 1994 sans que le sujet ait été débattu dans les instances dirigeantes des partis de gauche ! C’en est officiellement fait du "serment de Vincennes" par lequel des centaines de milliers de personnes s’étaient engagées à demeurer mobilisées jusqu’à l’abrogation de la loi Debré, celle-là même qui institua le dualisme scolaire et ouvrit la voie au financement public du secteur privé.

Le Grand Orient, sous la présidence de Gilbert Abergel, se trouve dans la situation paradoxale de devoir défendre la loi Falloux pour s’opposer à son aggravante révision ! Les voix des loges s’élèvent. Le Grand-Maître organise un colloque public pour dire l’hostilité de l’obédience. Il invite le ministre à venir défendre sa position. Certains ateliers particulièrement remontés lui reprochent l’invitation au ministre. Il doit rappeler qu’au Grand Orient chacun peut parler librement. Le ministre s’exprimera dans un silence poli mais devra dans le débat faire face à de vives critiques. L’obédience condamne le projet.

La proposition de loi est néanmoins adoptée le 14 décembre 1993 et suscite un important mouvement de grève dans l’enseignement public. Le 16 janvier, une déferlante humaine envahit les rues de Paris. Un million de personnes manifeste pour défendre l’école publique à l’appel de 90 associations. Indéniable revanche sur l’échec de 1984 et cuisante défaite pour la droite. Sous une grande banderole, le Grand Orient défile en cordons et sautoirs qui font toujours beaucoup d’effet sur les badauds comme sur les manifestants, ravis que les Francs-Maçons soient dans la rue. Dix ans après l’abandon en rase campagne du projet de grand service public unifié de l’Éducation Nationale, les défenseurs de la laïcité vivent une sorte de revanche et la gauche a le sentiment d’avoir fait un beau coup politique en renvoyant la droite dans ses vingt-deux mètres selon l’expression rugbystique.

Pour autant, sur le fond, les menaces que la laïcité dite nouvelle fait peser sur la laïcité sont loin d’être réglées. Car si nous sommes parvenus à maintenir le cap au Grand Orient et à mobiliser les autres obédiences maçonniques, la bataille des idées fait rage à l’extérieur. À côté de l’adversité traditionnelle de l’extrême droite et du parti clérical, la laïcité va désormais devoir faire face aux attaques du communautarisme, de l’identitarisme, du différentialisme, bientôt du racialisme, contre les principes des Lumières et l’universalisme. Les tenants de la révision de la laïcité, souvent sans le savoir, auront contribué à leur ouvrir la voie.

La pression monte. Depuis quelques temps m’habite le pressentiment qu’une partie de la gauche va perdre la laïcité et se perdre elle-même. Aussi vais-je travailler au lancement d’une nouvelle association, destinée à rassembler les républicains au service d’une laïcité sans adjectif. Ce sera le Comité Laïcité République dont j’ai proposé la création à la tribune du Convent en 1991 et qui deviendra une association indépendante, de culture maçonnique en ce sens qu’elle demeurera ferme sur le fond, tempérée sur la forme, respectueuse des personnes et fidèle aux principes républicains, et bien évidemment à la laïcité.

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[1Le Monde, Gilles Paris, 23 octobre 1990.

[2Le film La dernière Tentation du Christ de Martin Scorcese sort en 1988. Vivement attaqué par les autorités ecclésiastiques qui demande son interdiction, il est accueilli par une série d’attentats et finit par être déprogrammé de nombreuses salles. Le 23 octobre 1988, un groupe de catholiques intégristes déclenche un incendie dans une salle de la place Saint-Michel à Paris, qui fait quatorze blessés dont quatre graves.

[3Ahmed Salman Rushdie, écrivain britannique d’origine indienne publie en septembre 1988 les Versets sataniques. L’ayatollah Khomeiny, guide de la révolution en Iran, appelle au meurtre de l’auteur.

[4J.R. Ragache et Patrick Kessel, Libération, 4 décembre 1990.



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