Revue de presse

"Une nouvelle forme de censure est à l’œuvre" (M. Guerrin, Le Monde, 1er sep. 18)

3 septembre 2018

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Après sa mort, le 22 mai, l’écrivain américain Philip Roth est revenu en force dans les librairies. Prenons La Tache, publié en 2000 (traduit en 2002 chez Gallimard). Ce roman est immense pour ce qu’il est, mais aussi pour ce qu’il dénonce et annonce. A savoir « la tyrannie des convenances », le puritanisme, la « racialisation » de la culture, autant de dangers qui envahissent l’université américaine et visent à masquer une ignorance crasse. Tout ce que Roth prophétise est, vingt ans plus tard, sous nos yeux. Tout ce qui mine la démocratie, écrit-il, se cache derrière mille masques : « Les droits des femmes, la fierté du peuple noir, l’allégeance ethnique, la sensibilité éthique des juifs… »

La Tache est l’histoire d’un professeur de littérature d’une université de la Côte est, qui, après cinq semaines de cours, voyant que deux étudiants sur quatorze ne sont jamais là, lance à sa classe : « Ils existent vraiment, ou bien ce sont des zombies ? » Son problème est qu’ils existent, qu’ils sont noirs, qu’il y a une fille. Les accusations de racisme et de misogynie pleuvent, sa descente aux enfers commence.

D’autant qu’il n’arrange pas son matricule. Il fait étudier deux pièces d’Euripide que des étudiantes jugent « dégradantes pour les femmes », refuse de réécrire ses cours dans une « optique féministe », trouve stupide que « pour le mois de l’histoire des Noirs » les étudiants ne liront « qu’une biographie de Noir écrite par un Noir », règle ses comptes avec un féminisme radical pour qui Beauvoir n’est que « la pute de Sartre ». [...]

Il exagère, Roth ? Non. Les campus américains pullulent d’histoires similaires. A l’Evergreen State College, dans l’Etat de Washington, il est de tradition que les étudiants issus de minorités quittent, une journée par an, le campus afin de signifier leur importance. En 2017, le principe fut inversé : aux Blancs de quitter le campus. Le biologiste Bret Weinstein, très à gauche, soutien de Bernie Sanders, s’y est opposé : « Il y a une énorme différence entre le fait qu’un groupe décide de s’absenter d’un espace partagé (…) et le fait qu’un groupe incite un autre à partir. » M. Weinstein fut traité de raciste, ses cours furent interrompus, la direction ne l’a pas soutenu. Il a quitté l’université avec 500 000 dollars de dédommagement.

Les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning expliquent dans le livre The Rise of Victim​hood Culture (Palgrave Macmillan, non traduit), sorti en mars, qu’une culture victimaire ne cesse de gagner du terrain sur les campus, où chaque communauté, parce que minoritaire, impose sa vision au détriment de la maison commune, dans un climat où le débat et la nuance sont bannis.

Une nouvelle forme de censure est à l’œuvre. C’est ainsi que le biologiste britannique et pourfendeur des religions Richard Dawkins n’a pu s’exprimer à Berkeley en 2017 au motif qu’il serait islamophobe. Mais, surtout, nombre d’enseignants préfèrent polir leurs mots afin d’éviter d’être pris dans une polémique, comme celle qui a poussé à la démission une responsable de l’université Claremont McKenna (Californie), pour avoir écrit qu’il faut aider les étudiants qui n’arrivent pas à « entrer dans le moule » de cet établissement.

Le sujet le plus sensible de ce nouveau tribalisme, vivace depuis plusieurs années, régulièrement actualisé, est celui de l’appropriation culturelle. Une culture dominante (l’Occident) qui s’approprie les signes d’une culture dominée est néocolonialiste. Un styliste de mode ne doit pas faire porter des dreadlocks aux mannequins, un cuisinier ne doit pas emprunter des saveurs d’Asie ni Madonna arborer un look berbère. C’est encore plus ridicule sur les campus, où la salopette est parfois perçue comme une insulte au monde ouvrier.

En 2015, une déléguée des étudiants de Claremont McKenna a démissionné pour avoir posé sur une photo avec deux amies blanches déguisées en Mexicaines. Et une enseignante de Yale a dû faire de même pour avoir dit qu’elle ne voyait pas d’outrage lors d’Halloween quand des Blancs se déguisent en Pocahontas ou en Mulan, parce que « fantasmer un personnage n’est pas s’approprier une culture ».

Mais voilà que la notion sur l’appropriation culturelle gagne le monde de l’art. Il fut reproché en 2017 aux cinéastes blanches Sofia Coppola (Les Proies) d’occulter les personnages noirs et à Kathryn Bigelow (Detroit) de raconter des histoires de Noirs. Ou, il y a quelques semaines, à l’actrice Scarlett Johansson de vouloir jouer une icône transgenre – elle a renoncé.

Ce fut au tour du Canadien Robert Lepage, un des plus grands metteurs en scène d’aujourd’hui, d’annuler deux spectacles en juillet. D’abord Slav, parce que des chants d’esclaves afro-américains étaient interprétés par des Blancs. Et puis la pièce Kanata, sur les premiers habitants du Canada, prévue en décembre à la Cartoucherie de Vincennes, avec le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, mais sans l’implication d’Amérindiens.

Lepage renonce devant la violence de la polémique relayée par les réseaux sociaux. Il est accusé de racisme par des antiracistes qui racialisent l’histoire et la création. Avec pour résultat que la liberté d’expression de l’artiste est piétinée (le Théâtre du Soleil déplore une « intimidation inimaginable dans un pays démocratique »).

C’est oublier aussi qu’une œuvre d’art digne de ce nom, si elle a une portée politique, se doit d’être indomptable. Et Roth ? Dans La Tache, il se joue de ce débat sur l’appropriation. Lui, le juif blanc, raconte le destin d’un homme noir qui se fait passer pour un Blanc. Un traître à la cause en somme. Indéfendable donc libre. Et délicieux de perversité incorrecte.”

Lire « Tout ce que Roth a prophétisé dans “La Tache” est, vingt ans plus tard, sous nos yeux ».


Voir aussi la rubrique de la Revue de presse "Appropriation culturelle" (note du CLR).



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