Revue de presse

M. Dosé : Violences sexuelles, "Nous assistons à une confusion entre morale, droit et politique" (L’Express, 28 juil. 22)

Marie Dosé, avocate pénaliste. 3 août 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pour l’avocat pénaliste Marie Dosé, les commissions instituées par les partis pour juger des "violences sexistes et sexuelles" sont les ferments de l’arbitraire.

Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart

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[...] L’Express : Affaire Taha Bouhafs, affaire Abad, accusations contre Éric Coquerel... Les évictions de politiques après des accusations de violences sexuelles se multiplient. Est-ce conjoncturel ou voyez-vous une tendance apparaître ?

Marie Dosé : Les évictions ou tentatives d’éviction se multiplient dans un tel brouhaha qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’y distinguer quoi que ce soit de clair ou de précis. Prenez LFI : les accusations contre Taha Bouhafs ont eu raison de son investiture aux élections législatives, mais Éric Coquerel, visé par une plainte pour harcèlement sexuel et soumis à une enquête du comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles interne à son parti, conserve la confiance de l’appareil. À en croire Jean-Luc Mélenchon, autoproclamé "tribun du peuple", Coquerel serait victime d’une "forme de revanche manipulatoire qui nuit gravement au combat des féministes". Coquerel, donc, mais pas Bouhafs ? Qu’en sait-il ? Nous ne savons rien des accusations portées contre Taha Bouhafs (sans doute pas plus que lui-même, d’ailleurs), et la justice n’en a pas été saisie. "Décider de croire la parole des femmes est un choix arbitraire mais nous l’assumons", a encore déclaré Jean-Luc Mélenchon. Assumer l’arbitraire, en voilà un programme ! Car la preuve est faite qu’assumer l’arbitraire d’un postulat revient toujours à en précipiter la généralisation. C’est inéluctable.

Côté majorité présidentielle, la ligne ne brille pas par davantage de clarté. Damien Abad a été maintenu au gouvernement jusqu’à ce qu’une enquête préliminaire soit ouverte, tandis que Chrysoula Zacharopoulou, secrétaire d’État à la Francophonie, également sous le coup d’une enquête préliminaire, conserve ses fonctions. Cette différence de traitement témoigne d’un parti pris manifeste sur la crédibilité des accusations. Or c’est précisément là que réside l’arbitraire : dans ce parti pris, qui au demeurant conduit à une complète incohérence. Cette confusion entre morale, droit et politique m’apparaît pour l’heure comme le principal symptôme du trouble collectif dans lequel nous jette la démultiplication des affaires "de moeurs".

Ces affaires ne sont pas toutes liées à des dépôts de plainte au pénal. Pour le justifier, de nombreuses personnalités accusent la justice d’être trop lente dans le traitement des plaintes à cause d’un manque de moyens. Partagez-vous ce constat ?

En effet, la justice n’est jamais lente à dessein, mais en raison d’un manque criant de moyens. Il faut toutefois prendre garde à une tendance qui consiste à confondre célérité et efficacité. Il suffit d’assister à une audience de comparution immédiate où sont jugés des prévenus d’agressions sexuelles pour prendre conscience du caractère funeste de telles procédures expéditives. En lieu et place d’expertises médico-psychologiques et psychiatriques, s’y improvisent des examens sommaires réalisés à la va-vite en garde à vue, et les éléments de personnalité, essentiels dans ce type de procédure, y font cruellement défaut.

Mais si la justice apparaît trop lente, c’est aussi parce qu’elle respecte le principe du contradictoire, qu’elle pèse et soupèse les éléments à charge et à décharge, enfin qu’elle donne au mis en examen comme à la partie civile le droit de solliciter des auditions, des confrontations, des expertises et des contre-expertises. En termes de rapidité, elle ne peut donc en effet rivaliser avec le choix de l’arbitraire...

Sandrine Rousseau, dans Le Monde, explique qu’en politique, ces affaires exigent une forme d’"éthique" auxquelles les procédures judiciaires ne semblent pas répondre. D’où la volonté "d’appliquer au monde politique ce qui est obligatoire au sein des entreprises, administrations, universités" : l’ouverture d’enquêtes internes par les partis "menée(s) sans moyens de police, juste sur la base de recoupements, de témoignages et de contradictoire" afin de "vérifier les dires des personnes qui se disent victimes". Qu’en pensez-vous ?

Dans une entreprise, les enquêtes sont réglementées par le Code du travail et l’employeur a obligation de "prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner". Mais les partis politiques ne sont pas des employeurs comme les autres, et les investigations menées en leur sein n’ont évidemment pas les mêmes conséquences, notamment dans l’opinion. Elles visent surtout à écarter des candidats, souvent brutalement et parfois sans aucun fondement avéré ou tangible. Mais comment pourrait-il en être autrement, dès lors que le postulat de base consiste à sacraliser la parole de l’auteur d’un signalement ? Les cas de Thomas Guénolé, Ugo Bernalicis ou Taha Bouhafs n’ont malheureusement pas suffi à mettre un terme à ce choix "assumé" de l’arbitraire, pourtant inconciliable avec toute procédure contradictoire et équitable. Dernière chose : l’entreprise n’est - heureusement - pas concernée par les signalements d’une personne qui lui serait étrangère et qui dénoncerait un comportement relevant de la vie privée du salarié. A contrario, le comité de suivi de LFI et la commission interne d’EELV sont régulièrement saisis, par des personnes qui leur sont étrangères, de faits perpétrés en dehors de toute activité militante : pour ces commissions en effet, "le privé est politique".

Je peux entendre l’aspiration des partis à faire respecter une éthique qui exigerait d’aller au-delà de comportements pénalement répréhensibles. Mais jusqu’où ? Et par qui, par quelle instance suffisamment légitime et incontestable ? Et avec quels moyens ? Suivant quelle méthode ? Le cas Coquerel est symptomatique, au même titre que la décision de Jean-Luc Mélenchon d’ignorer la parole de la plaignante : "Éric Coquerel n’est coupable de rien du tout. Il fait l’objet d’une rumeur et d’une opération politique. D’ailleurs les premières enquêtes journalistiques l’ont innocenté". Outre que l’on peut sourire à cette soudaine et inattendue caution apportée aux médias, le postulat de l’arbitraire assumé semble tout à coup s’effondrer...

Je vois mal à quel souci "éthique" répondent les procédures instruites par la commission interne d’EELV ou le comité de suivi de LFI. À l’injonction du "on te croit" ? À celle du "choix arbitraire assumé" de croire la parole des femmes ? Taha Bouhafs n’a toujours pas connaissance du contenu des accusations portées contre lui, mais c’est pourtant par Clémentine Autain qu’il a appris que la procédure s’arrêtait là puisqu’il s’était "retiré de [moi]-même" (sic). Quant à Sandrine Rousseau, elle souhaite "remettre la rigueur au centre des décisions prises" afin d’éviter "des débats délétères, parce que stériles, sur la présomption d’innocence, l’instrumentalisation politique ou l’hallali".

C’est tout de même sidérant de lire sous la plume d’une personnalité de gauche que les débats sur la présomption d’innocence seraient "délétères parce que stériles". Il faut au contraire que celles et ceux qui disposent d’un pouvoir d’enquête et de bannissement restent à chaque instant obnubilés par cette question et par le risque d’instrumentalisation. Car enfin, il s’agit bien de cela : d’enquêter et de bannir. "On n’a pas jugé Taha Bouhafs, on ne l’a pas condamné", assure Clémentine Autain. Bien sûr que si, et pire encore : il a été banni sans jugement et condamné à se retirer avant même que le comité de suivi n’enquête sur les accusations portées contre lui. Bref, le risque, avec l’éthique, comme l’explique le philosophe Martin Steffens, est bien qu’elle devienne "la caisse d’enregistrement du pathos et de l’opinion". [...]

Ces procédures visent-elles à contourner le droit, dont les critères d’établissement de la vérité sont très stricts ?

Elles visent en tout cas à ne pas s’encombrer d’une procédure jugée trop lourde, et aux conclusions toujours incertaines. Je vais le dire de façon plus nette : pour certains, le droit ne vaut que s’il vient conforter une vérité qu’ils tenaient pour acquise, leur vérité. Ce qui nous est démontré, ces dernières semaines, c’est que les procédures mises en oeuvre par les partis sont au service de leur vérité, et qu’elles ne servent qu’à la légitimer. Clémentine Autain, sur ce point, est extraordinairement décomplexée, lorsqu’elle déclare que, dans l’affaire Bouhafs, il ne fallait pas dire la vérité aux Français et qu’il valait donc mieux leur mentir. Comme disait Spinoza, "nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons."

La question vaut d’ailleurs aussi, permettez-moi de le dire, pour les journalistes : j’ai parfois envie de rappeler à certains d’entre eux qu’ils ne sont pas des officiers de police judiciaire, qu’ils ne disposent heureusement pas de leurs moyens d’enquête ni d’aucun pouvoir de coercition. Les témoins entendus par des journalistes ou au sein des cellules partisanes ne prêtent pas serment, et aucune expertise digne de ce nom ne peut être diligentée dans le cadre de leurs investigations. Certains journalistes, plus ou moins sincèrement, croient respecter le principe du contradictoire en demandant à une personne, objet de leurs investigations, de répondre par écrit à plusieurs dizaines de questions en quelques heures : quelle vérité peut bien sortir de telles méthodes inquisitrices ? [...]

Il faut simplement rappeler que les décisions de classements sans suite, donc les refus de poursuivre les violences sexuelles ou sexistes alléguées, peuvent avoir plusieurs fondements : l’absence d’infraction, l’insuffisance de caractérisation de l’infraction, la prescription, la défaillance de la plaignante, l’irresponsabilité du mis en cause, l’impossibilité de l’identifier. Dans certains cas, les agissements dénoncés ne peuvent effectivement pas être qualifiés pénalement : ils ne constituent donc pas une infraction. C’est ainsi que l’outrage sexiste, contravention de 4ème classe, plus connu sous l’appellation de "harcèlement de rue", a été créé. Mais puisque "le privé est politique", cet irrésistible besoin de judiciariser les comportements a inspiré à Sandrine Rousseau l’idée d’un nouveau délit : celui du non-partage des tâches ménagères...

Quel étrange constat, n’est-ce pas : on dénigre toujours plus la justice tout en poussant à une judiciarisation toujours plus systématique. Tout cela est pour le moins infantilisant, en plus d’être très inquiétant. Nos rapports sociaux, ce lien humain que nous nouons chaque jour avec notre prochain, fait d’incessants et nécessaires compromis, relèvent donc de plus en plus du Code pénal. Un geste déplacé ? Code pénal. Une remarque désobligeante ? Code pénal. L’homme ne lave pas la vaisselle ? Code pénal. Tout étant politique, tout devient juridique. Nous basculons d’un monde où la vertueuse et infatigable recherche de la concorde et du compromis cède la place à de nouvelles formes de répression judiciaire. Il y a tout lieu de s’en inquiéter. [...]"

Lire "Violences sexuelles : "Nous assistons à une confusion entre morale, droit et politique".


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