Revue de presse

« Il n’y a pas besoin de Daech pour être djihadiste et passer à l’acte » (A. Boukhobza, hebdo.ch , 15 juil. 16)

Amélie Boukhobza, psychopathologue, codirectrice de Entre’Autres (Nice). 20 juillet 2016

"[...] Il y a eu une grosse erreur médiatique et gouvernementale après les attentats de novembre 2015 à Paris. Cette erreur a été de croire que tout tournait autour des départs d’individus vers la Syrie ou l’Irak. On a voulu empêcher ces départs et on a eu raison de vouloir les empêcher, mais cela étant, on est passé à côté d’un phénomène encore plus inquiétant. Cela fait des mois et des mois que notre association notamment, Entr’Autres, alerte sur le fait qu’il n’y a pas besoin de partir en Syrie, qu’il n’y a pas besoin de Daech en tant que tel pour être djihadiste et pour passer à l’acte. Pas besoin de partir pour avoir un mental de djihadiste.

Qui avez-vous alerté ?

Tous les ministères concernés et les acteurs de terrain auxquels nous délivrons des formations pour appréhender le phénomène djihadiste. Précisons tout de suite que Daech ne résume pas à lui seul la galaxie djihadiste, qu’il y a des sous-ensembles, d’autres groupes : al-Qaïda, le Hezbollah chiite, Boko Haram, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), etc. [...]

Quelle place occupent Nice et le département des Alpes-Maritimes dans la réalité djihadiste en France ?

On est le département numéro 1 en termes de départs, environ un dixième du total qui se serait de 2000. Nous avons eu non seulement Omar Omsen, de son vrai nom Omar Diaby, le djihadiste niçois qui a fait partir avec lui une trentaine de jeunes en Syrie, mais ensuite, il y a eu de nombreux autres départs sans rapport avec ce recruteur. Sur le terrain, sans même parler des départs, la situation est catastrophique.

Quelle est la nature de l’emprise djihadiste ?

Ça commence très jeune, on a les petits frères qui ont en fond d’écran des téléphones portables la photo de leur grand frère partis faire le djihad, et qui les idéalisent. Il y a les copains des quartiers. Il y a une idéologie qui se diffuse à vitesse grand V dans les esprits. En soubassement, il est en train de se passer des choses incroyables et dramatiques en termes de rupture sociale. Dans l’éducation nationale des profs de musique, des profs de dessin ne peuvent plus faire cours, des profs de sciences naturelles non plus parce que la théorie de l’évolution de Darwin est réfutée. Les profs d’histoire sont contredits lorsqu’ils abordent l’histoire des religions parce que des élèves soutiennent que l’islam est la première religion dans la chronologie des monothéismes. Des sorties scolaires deviennent difficiles parce que sur le parcours des élèves il y a une statue et qu’on n’a pas le droit de voir la statue, donc les élèves se font excuser. Ils ne doivent pas être « corrompus », car c’est quand même cela, les propos tenus par ceux qui veulent tenir les enfants à l’écart de ces enseignements. C’est ça, le quotidien, à Nice notamment, j’ai pu m’en rendre compte, mais c’est ça partout ailleurs en France. L’éducation nationale a constaté une déscolarisation exponentielle en 2015. [...]

L’Etat islamique perd pourtant du terrain au Moyen-Orient.

Bien sûr que l’Etat islamique recule énormément sur le terrain et va reculer encore. Il n’empêche que l’idéologie djihadiste reste présente. Daech est le problème actuel, mais il y aura autre chose, c’est évident. Les djihadistes n’ont pas besoin de l’existence de l’Etat islamique pour agir. [...]

Comment se passent vos entretiens avec les individus les plus convaincus par l’univers du djihad ?

On parle avec eux à bâtons rompus. On ne peut pas faire marche arrière et les faire reculer, car ils ont une idéologie bien ancrée et avec laquelle ils sont très au clair. On discute cependant, chacun a son idéologie. Ils savent qu’on connaît les textes dont ils s’inspirent. Je connais moi-même le Coran, ses versets, j’ai étudié cette matière. Les échanges avec eux peuvent être passionnants. Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce ne sont pas des abrutis, il y a parmi eux des gens très intelligents.

Nous avons tendance à les décrire comme de purs idiots parce que nous craignons pour la paix civile, alors que le discours idéologique est plus construit qu’on ne le pense. Est-ce cela ?

Oui, tout à fait.

Y a-t-il un lien entre l’idéologie salafiste et l’idéologie djihadiste (celle du passage à l’action violente) ?

Bien sûr qu’il y a des liens, des gradations entre les deux idéologies, des mouvements de bascule de l’une vers l’autre. Prenons l’exemple de l’alcool : on peut respecter la religion de façon ultra-littéraliste et rigoriste en ne buvant pas d’alcool et s’en tenir à une position individuelle sur ce point ; on peut aller un peu plus loin, en ne s’asseyant pas à une table où il y a de l’alcool ; on peut aller encore un cran plus loin en refusant de parler à des gens qui boivent de l’alcool parce que ce sont des mécréants ; et plus loin encore en disant qu’il faut éliminer les buveurs d’alcool. On bascule alors du salafisme dans le takfirisme, à partir de quoi, on bascule dans le passage à l’acte djihadiste en attaquant des personnes ou populations désignées comme mécréantes.

Comme ce jeune homme qui, à Nice pendant le dernier Ramadan, est allé frapper une serveuse dans un bar, supposément musulmane, parce qu’elle servait de l’alcool à des clients.

C’est exactement cela. Voilà à quel genre de situation nous sommes confrontés au quotidien.

Que va-t-il se passer maintenant sur un plan sécuritaire, selon vous ?

On va en empêcher certains de passer à l’acte, mais d’autres échapperont aux mailles du filet. Il y a plus de 650 dossiers étudiés dans la cellule préfectorale des Alpes-Maritimes dédiée à la lutte contre le terrorisme. A côté il y a tous ceux qu’on ne voit pas et qu’on découvre au fur et à mesure."

Lire « Il n’y a pas besoin de Daech pour être djihadiste et passer à l’acte »



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales