Revue de presse

Ghaleb Bencheikh : “Les manifestations violentes ont fait plus de tort à l’islam que les caricatures de Charlie” (Causeur, oct. 12)

18 octobre 2012

"Daoud Boughezala : Après l’épisode des caricatures danoises en 2005, on dirait que le film se répète : une vidéo de série Z et quelques dessins de Charlie Hebdo suffisent à embraser des foules qui appellent au meurtre contre l’ « islamophobie ». Malgré la vague révolutionnaire qui a déferlé sur le monde arabe, il semble que tout a changé pour que rien ne change…

Ghaleb Bencheikh : Nous sommes au lendemain de révolutions. Pour paraphraser Gramsci, « lorsque le passé se meurt et que le futur n’est pas encore advenu, c’est dans le clair-obscur que peuvent surgir les monstres ». Nous y sommes, et la grande vigilance est requise pour ne pas se laisser « dévorer » par les monstres idéologiques et les fanatiques salafistes. J’ajoute que, malheureusement, sous les dictatures, les différentes oppositions aux régimes en place étaient de type islamiste. La référence identitaire islamique était donc déjà présente chez les peuples de la région. Et les régimes en place, en manque de légitimité, avaient eux-mêmes domestiqué, manipulé et instrumentalisé la religion pour se maintenir au pouvoir. Les oppositions, n’ayant pas d’espace d’expression, ont utilisé ce canal pour exister et accéder à leur tour au pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que l’on assiste à l’émergence de l’islamisme politique après la chute des dictatures arabes. Le phénomène est certes inquiétant, mais nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins : soit les peuples arabes et musulmans s’apercevront que le progrès, la civilisation et la modernité passent par la désintrication du politique et du religieux et, moyennant quelques adaptations aux contextes locaux, ils intégreront le club des démocraties ; soit l’embrasement que vous évoquez, allié au jeu des extrémistes, entraînera une instabilité aux effets désastreux imprévisibles…

Cela dit, le film et les caricatures qui ont suscité tant de colère sont des productions occidentales. Nos libertés sont-elles excessives, dès lors que leur exercice chagrine un certain nombre de nos concitoyens ?

Non, en aucun cas et d’aucune manière, la liberté ne peut être excessive. Dans l’affaire des caricatures danoises et même aujourd’hui, je suis sidéré qu’« on » veuille nous faire croire qu’il y aurait deux catégories d’individus : ceux qui sont attachés à la liberté d’expression et les musulmans ! Pour la première fois, le citoyen français que je suis, scrupuleusement respectueux de la laïcité, met sciemment en avant sa confession islamique dans une interview pour affirmer haut et fort qu’il est viscéralement attaché à la liberté d’expression. Si je devais arbitrer entre la liberté et la censure, je placerais toujours le curseur du côté de la liberté. Parce que si on commence à transiger, la pente glissante et périlleuse vers la censure sera amorcée. Auquel cas, on ira vers des lendemains qui déchantent et des situations aux conséquences fâcheuses. De plus, le républicain que je suis rappellera que la liberté d’expression est garantie constitutionnellement. On n’a donc pas à gloser là-dessus. Alors, vous vous attendez peut-être que je précise : « la liberté d’expression, mais… ». Non, il n’y a pas de « mais » ni de « cependant » ni de « toutefois »…

Vous ne soumettez donc pas la liberté à une clause de « responsabilité », à l’inverse des pourfendeurs de Charlie Hebdo…

Si la liberté d’expression va de pair avec l’esprit de responsabilité, tant mieux, nous nous en réjouirons tous. Et plus encore que l’esprit de responsabilité, c’est le sentiment de fraternité que j’évoquerais à partir d’une posture éthique qui consiste à ne pas outrager son semblable vainement… Dans le cas contraire, on doit exercer sa liberté d’expression jusqu’au bout, en acceptant que ceux qui ont été offensés le fassent savoir par des moyens civilisés et pacifiques, en saisissant la justice et en traduisant les auteurs de l’outrage devant les tribunaux. Il revient alors au juge de dire le droit et de trancher. D’ailleurs, la plupart des cas d’offense ont été déboutés par la justice. Un des rares contre-exemples que je connaisse est celui de la publicité Benetton parodiant la Cène : le juge a argué d’une intrusion indue dans les tréfonds de la foi d’une catégorie de citoyens. Et Benetton fut condamné et la campagne de publicité suspendue.
C’est une appréciation sage que nous respectons dans un État de droit. J’estime par ailleurs que les images d’hystérie et de violence collectives ont porté beaucoup plus de tort à l’islam et aux musulmans que les caricatures de Charlie Hebdo ou le film américain contre le Prophète que vous avez qualifié vous-même de « série Z ». Les auteurs de violences corroborent l’image guerrière de l’islam contre laquelle ils se sont insurgés. Les réactions de brutalité de ces radicaux dénotent au mieux un manque de maturation émotionnelle, au pire le bellicisme intrinsèque à la tradition islamique. [...]

Pourquoi entend-on si peu les théologiens musulmans « éclairés » ?

Parce que, tout simplement, ils n’arrivent pas à se faire entendre ! À eux de se faire valoir et de se faire comprendre en fondant des écoles de pensée qui renouent avec l’audace intellectuelle et la hardiesse des mutazilites ou d’al-Fârâbî.
Fârâbî, le second maître − après Platon − selon la dénomination affectueuse de Maimonide, théorisait dans sa Cité vertueuse la conquête du bonheur et la quête du salut sans aucun lien avec la révélation coranique ! Certains théologiens contemporains, à l’instar de Nasir Hamed Abu Zeyd ou Mahmoud Taha, l’ont fait, non sans grand courage, mais ils ont dû le payer cher, parfois de leur vie, avec la complicité lâche des autocrates arabes. En outre, les rares voix dissonantes qui parviennent à percer ne trouvent pas d’écho dans les tribunes médiatiques, occupées qu’elles sont par la surenchère sur les dérives maladives de l’islam et la focalisation sur les exactions commises en son nom. Imaginez que je ne connaisse notre société française qu’à travers l’unique canal de la revue Détective et son lot de faits divers atroces : il y aurait de quoi désespérer de l’âme humaine en France ! Mutatis mutandis, c’est ainsi que fonctionne la perception médiatique de l’islam. Aux heures de grande écoute, on assiste à des débats supposés objectifs qui donnent, tour à tour, la parole à un rugbyman, un judoka, un basketteur, un rappeur ou une lofteuse pour parler de géostratégie, de sociographie des musulmans en France, de théologie fine ! Avec comme caution habituelle, un imam ânonnant qu’on « pique » sur le voile et réagissant dans son réflexe pavlovien sur la nécessaire pudibonderie et autres fadaises éculées… Ces débats asymétriques confortent la thèse d’une médiocrité congénitale aux musulmans, perçus comme un élément incongru, allogène à la nation. Sans nourrir une logique de complot ni se complaire dans une approche victimaire, on peut observer que l’histoire du petit margoulin polygame de Nantes est passée en boucle ad nauseam, alors que les médias ne disaient pas un mot de la disparation de l’islamologue Mohammed Arkoun.

En même temps, les médias passent leur temps à dénoncer par avance le risque d’amalgame et sont plutôt indulgents avec les expressions les plus extrémistes de l’islam. Or, ces expressions existent. Les gens qui se font enquiquiner parce qu’ils mangent pendant le ramadan ne sont pas une invention. On a aussi peu commenté le vote des Tunisiens de France qui, proportionnellement, ont plus voté pour les islamistes d’Ennahda que leurs compatriotes résidant au pays…

Une presse libre et responsable est le socle de la démocratie. Elle ne doit surtout pas afficher la moindre indulgence avec l’extrémisme. Bien au contraire, les gens qui se font « enquiquiner », comme vous dites − dans certains cas, ce verbe est euphémistique − parce qu’ils n’ont pas observé le jeûne du mois de ramadan sont en droit d’être protégés d’abord en alertant l’opinion publique. Nous devons, qui que nous soyons, dénoncer ces atteintes intolérables à l’intégrité physique et morale de nos concitoyens, et par-delà de quiconque ploie sous le joug de l’extrémisme. Nous savons gré à la presse qui nous informe de la forfaiture inqualifiable dont a été victime la jeune femme violée à Carthage et qui doit comparaître devant la Justice pour attentat à la pudeur ! Entendons-nous bien : je ne disculpe pas les musulmans de France et d’ailleurs de leur responsabilité première dans la situation de crise que nous vivons tous. Il faut voir la poutre chez soi avant de déplorer la paille des autres. La communauté tunisienne de l’étranger qui a le moins voté pour Ennahda se trouve en Algérie alors que les Tunisiens français ont plébiscité les islamistes. Cela montre que nos quartiers dits « sensibles » sont gangrénés par les idées islamistes. Si nous le savons, c’est que cela a été médiatisé, sobrement peut-être, par souci d’équilibre, mais médiatisé. De toute façon, que pèse cette sobriété par rapport aux « unes » des magazines sur l’argent des intégristes, Marianne voilée, le djihad traduit systématiquement et abusivement en « guerre sainte », les chrétiens d’Orient persécutés par l’islam et sur le fanatisme islamiste ? Ce genre de marronniers entraîne de terribles dégâts dans la psyché de nos compatriotes. De plus, au cours du dernier quinquennat, on a aggravé les choses en distillant des idées infectieuses, en hiérarchisant les civilisations, en distinguant les Français d’origine immigrée du corps national traditionnel ou en instaurant un débat sur l’islam. Et aujourd’hui, lorsque Manuel Valls annonce vouloir expulser les prêcheurs de haine, où voudrait-il envoyer ceux qui ne sont pas ressortissants d’États étrangers, mais bel et bien français ? Il est curieux de persister à voir les musulmans comme un greffon adventice dans la société française. C’est hélas une réalité pour les islamistes, mais ceux-ci n’en restent pas moins majoritairement des citoyens français qu’il faut traiter comme tels. À ce sujet, la responsabilité des hiérarques musulmans en France est plus qu’engagée. S’ils avaient eu le courage et l’autorité nécessaires, ils auraient étouffé ab ovo l’affaire des deux collégiennes à peine nubiles qu’on voulait emmitoufler dans un fichu et nous ne serions pas arrivés, de démission en démission, à l’histoire du voile intégral quelques années plus tard. Leur inertie et leur passivité devant les prières de rue attestent également leur incompétence et leur pusillanimité. [...]"

Lire “Les manifestations violentes ont fait plus de tort à l’islam que les caricatures de Charlie” et “La charia n’est qu’une construction humaine”.


"Ghaleb Bencheikh est docteur ès sciences. Il est notamment l’auteur de Lettre ouverte aux islamistes (avec Antoine Sfeir, Bayard, 2008). Il anime par ailleurs l’émission « Islam », tous les dimanches matin sur France 2."


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