Tribune libre

En finir avec l’apartheid scolaire, idéologique et social (L. Astre)

par Louis Astre, enseignant, syndicaliste, ancien dirigeant de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), membre de la Ligue de l’enseignement, cofondateur du CLR et corédacteur de sa Déclaration de principes. 19 mai 2017

La Cinquième République peut-elle se prétendre égalitaire, fraternelle et rassembleuse, réellement attachée à l’ambition laïque émancipatrice pour l’égal bénéfice de tous ses enfants, filles et garçons, de toutes origines, conditions, croyances ou convictions, alors que dès son avènement, sous les pressions de l’Eglise, elle a renié cette ambition fondatrice et mission essentielle de l’Ecole de la République ?

Le peut-elle alors que la loi Debré de 1959 , continûment aggravée par nombre de dispositions ultérieures favorisant l’emprise des religions, du conservatisme social et du libéralisme économique, a imposé à la nation et fait financer par tous les contribuables un véritable apartheid scolaire, à la fois idéologique et social, qui, engendrant de graves inégalités sociales et taraudant notre vivre ensemble, sépare les uns des autres et tend à dresser les uns contre les autres les enfants de la République ?

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Après l’élection du nouveau président de la République, pour laquelle le Comité Laïcité République a publié son pressant appel à voter contre l’extrême droite et à promouvoir une République authentiquement laïque et sociale, l’expression, dans les lignes ci-dessus, de mes alarmes concernant le seul péril de l’apartheid scolaire peut paraître fort réductrice.

C’est que je suis convaincu, comme tant d’autres, que, dans le monde nouveau qui nous advient en tous domaines, l’Ecole joue plus que jamais un rôle fondamental pour préparer chacune et chacun à le connaître, à le comprendre, à en juguler les périls pour y vivre responsable et libre, et aussi pour apprendre à y vivre ensemble et œuvrer au bien commun.

Bref, l’Ecole apparaît plus que jamais comme un enjeu fondamental au regard de l’ambition laïque émancipatrice, égalitaire et fraternelle de la République.

Lorsqu’en 1994 fut fondé le Comité Laïcité République, nous avons conclu sa Déclaration de principes par un long paragraphe soulignant ce rôle fondamental de l’Ecole.
Intitulé « Droits de l’enfant : l’Ecole de la République », il procède tout d’abord à un rappel majeur : « La liberté de l’homme se construit, ou se détruit dès l’enfance. »
Il souligne notamment que « l’école publique doit pouvoir accueillir, instruire, faire vivre ensemble tous les enfants de toutes origines sociales, ethniques ou confessionnelles »...
Enfin, il conclut : « Organiquement liée à la République, l’École Laïque ne saurait être soumise, en droit ou en fait, à aucune tutelle, autorité ou influence particulière d’ordre politique, religieux, idéologique, économique...
L’École de la République, ainsi, sera pleinement le creuset de la fraternité, le fondement premier de l’unité de la Nation et de l’émancipation de son peuple. »

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Aujourd’hui, dénoncer le véritable apartheid scolaire, idéologique et social imposé en 1959 par le nouveau pouvoir de la Vème République, sous la pression de la guerre scolaire obstinément poursuivie par l’Eglise catholique et par les forces conjuguées du conservatisme, apparaît comme un impératif .

Parlons clair : la Liberté de l’Enseignement n’est pas en cause.

Ce qui est illégitime, c’est le financement public des établissements privés sous contrat, à « caractère propre » confessionnel, créés par des autorités religieuses, catholiques, juives, musulmanes ou autres.
Et ce qui fut inadmissible, on le sait, c’est le détournement, sous la pression de Rome, en décembre 1959, de l’objectif d’un dépassement consensuel du conflit scolaire initialement proclamé par le premier ministre Debré, détournement qui provoqua la démission du ministre Bouloche porteur du projet initial, qui dénonça cet « acte de combat ».

Qu’en est-il des réalités et du devenir politique et institutionnel de l’apartheid ? Les faits sont connus. Il suffit ici d’en rappeler succinctement certains marqueurs.
D’abord la dénaturation initiale de la loi en imposant un « caractère propre » confessionnel - Puis négociation avec l’Enseignement Catholique et non par établissement - besoin scolaire reconnu selon le désir des parents - loi Pompidou 1971 - loi Guermeur 1977 - Accord Lang-Cloupet 1992 - loi Carle 2009 - et discours de Sarkozy au Latran - et tutelle de la Hiérarchie sur son Enseignement catholique ... sans oublier les statuts dérogatoires en Alsace et en Outre-mer .

Faut-il rappeler que la guerre scolaire est le fait de l’Eglise attelée à la reconquête de privilèges alors que le mouvement laïque a tenté de dépasser la loi Debré par une issue consensuelle ?

Au lendemain de la grande contestation sociétale de mai 1968, le CNAL (Comité national d’action laïque) s’engage dans une négociation secrète avec des envoyés de la Hiérarchie, mais celle-ci l’a brusquement interrompue alors que le dialogue devenait prometteur !

C’est ensuite, à l’initiative du CNAL, l’élaboration par toutes les forces de la Gauche, politiques, philosophiques, associatives, syndicales, au colloque historique de mai 1972, d’un projet ouvert et généreux de dépassement de la guerre scolaire grâce à un grand Service public unifié avec gestion tripartite par des conseils dotés de pouvoirs réels, et représentatifs de toutes les parties prenantes, publiques et privées, à l’œuvre nationale d’éducation de l’enfance et de la jeunesse.

Mais en 1981, quand Mitterrand accède au pouvoir, l’Eglise et les conservateurs imposent à Savary un projet que la Gauche doit faire amender avec l’accord du Premier ministre Mauroy pour pouvoir le voter en première lecture à l’Assemblée. Mais il sera retiré par le Président .

Ainsi des générations et générations de jeunes des classes populaires continuent de payer, depuis des décennies, le renoncement de l’ensemble du monde politique à faire de l’Ecole publique la grande cause nationale dont dépend leur avenir.

De plus, aujourd’hui se déploie l’offensive vers une périlleuse logique de Chèque éducation, logique bénéfique à tous les privilégiés, mais désastreuse pour la masse des couches populaires, et qui vise à la sape généralisée de la mission républicaine du Service public.

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Par son Manifeste pour la Laïcité en vue de l’élection présidentielle, le Comité Laïcité République a clairement campé nos alarmes sur le devenir de la République :
« Intolérances, communautarismes, islamisme radical, xénophobie identitaire, menaces sur l’égalité entre hommes et femmes, paix civile fragilisée, la situation est grave. La société française est en crise... L’élection présidentielle doit replacer la laïcité au cœur de la République... La laïcité émancipe et libère les êtres humains. Elle assure l’égalité en droit entre tous les citoyens quelles que soient leurs origines... Grâce à elle, la République rassemble tous les êtres humains quelles que soient leurs singularités, dans l’universalisme de la citoyenneté... » 
Et il conclut par un appel pressant à « réinstituer l’école républicaine et laïque, qui a mission de former des citoyennes et des citoyens libres, égaux et responsables ».

Puis le 17 avril, ses Propositions pour promouvoir la laïcité ont visé les institutions, la société, l’Enseignement pour « en faire le chantier prioritaire du quinquenat », et l’apartheid scolaire : « abroger les dispositions de la loi Carle qui parachèvent la loi Debré... et les accords Lang-Cloupet, et revenir progressivement par une rénovation profonde de l’organisation et des moyens de l’école publique sur les lois Guermeur et Debré jusqu’à leur abolition. »

La rénovation profonde de l’école publique s’impose, en effet, à la nation comme un impératif démocratique. Ceci en toutes ses dimensions d’adaptation pédagogique et éducative au monde d’aujourd’hui, de développement optimum de son potentiel pour tous les types de formation et sur l’ensemble des territoires, enfin de l’indispensable réhabilitation morale, professionnelle et matérielle, de l’ensemble des personnels auxquels la nation confie l’avenir de ses enfants.

De même la refondation de la Laïcité républicaine impose-t-elle la lutte pour l’abrogation de l’apartheid . Ce « pluralisme scolaire » qui fait payer par tous les contribuables, notamment par les classes populaires, les écoles privées confessionnelles, missions d’église des communautés religieuses, et aussi l’insupportable privilège social de l’entre-soi des gens aisés .

Et nous savons que les privilèges au Privé et la dégradation du Public constituent deux vecteurs complémentaires de convergence stratégique entre le cléricalisme de l’Eglise, le conservatisme social et le libéralisme économique qui, tous trois, s’emploient à la mise en cause généralisée du service public de l’Education et de l’ensemble des services publics de la République.

* * *

Aujourd’hui, alors que la barbarie de l’« Etat Islamique » s’abat sur notre peuple, il importe d’autant plus impérativement de répondre à l’appel du CLR à se mobiliser pour ce combat républicain. C’est d’urgence que s’imposent la rénovation de l’Ecole et la remise en cause du pluralisme scolaire et de ses dégâts idéologiques et sociaux.

En effet, on le sait, la question de l’Ecole a tragiquement resurgi en janvier 2015, face aux barbares s’attaquant aux libertés de notre peuple, à Charlie et à l’Hyper-Casher.

Certes, le 11 janvier, notre peuple, aussitôt, a su faire face, uni et debout. Mais ce même jour, rappelons-nous, des failles ont surgi dans la jeunesse.
Alors, de tous les horizons politiques fut souligné le rôle décisif de l’Ecole ; mais furent aussi unanimement stigmatisées ses périlleuses défaillances.

Aujourd’hui les barbares continuent de menacer et de frapper, au Bataclan, à Nice le 14 juillet... le prêtre égorgé... les policiers assassinés...

Soyons lucides : cette tragédie ne saurait occulter le débat sur le pluralisme scolaire. Au contraire elle impose de le rouvrir à plein, en clair et d’urgence. Et de récuser cet illégitime privilège des communautés religieuses et des gens aisés.

S’impose donc, d’un même mouvement, l’appel à condamner l’inégalité sociale au sein du Service public et à dire « Non à l’apartheid, idéologique et social ».

Louis Astre



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