"Des intellectuels se sont convertis à l’idée d’un "détour inégalitaire" " (Le Monde, 11-12 jan. 05)

15 janvier 2005

"Il y a encore quelques années, Marie-Christine Jaillet, géographe et directrice du Centre interdisciplinaire d’études urbaines à l’université de Toulouse-Le Mirail, n’aurait pas osé aller si loin : "A force de constater l’échec du simple rappel injonctif de l’égalité, nous sommes nombreux à penser qu’il faut dorénavant instaurer une obligation de résultats. Le seul moyen est un détour inégalitaire, même si cela heurte nos principes", assure- t-elle. Même constat pour Patrick Simon, démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED) : "La stratégie républicaine d’indifférenciation ne marche pas. Pire, elle reproduit les inégalités." Le conseiller d’Etat Jean-Michel Belorgey, auteur en 1999 d’un rapport sur les discriminations, s’avoue lui aussi ébranlé, notamment par le bilan du débat sur la parité hommes-femmes : "Il a fallu la loi pour faire changer les mentalités et les représentations", reconnaît-il.

Philippe Bataille a dû, lui aussi, déchanter. "J’aurais préféré rester dans l’idéal républicain "à chacun selon son mérite" et qu’on donne un peu plus de moyens à ceux qui ont des difficultés en raison d’une situation sociale", confie le sociologue, enseignant à Lille-III. Il y a cinq ans, fort de ses espoirs dans un simple dopage de la méritocratie, il inspirait Martine Aubry dans la mise en oeuvre de mesures de lutte contre les discriminations raciales. En octobre 1998, la ministre de l’emploi du gouvernement Jospin reconnaissait pour la première fois cette réalité et employait le terme de "jeunes issus de l’immigration" pour en caractériser les victimes. Les pouvoirs publics admettaient ainsi que des formes d’inégalité, non plus liées à un statut social mais à des origines étrangères, perduraient et mettaient en échec le modèle d’intégration.

Le gouvernement Jospin avait ensuite lancé un dispositif prudent de lutte contre les discriminations raciales : un numéro Vert pour les victimes, des commissions départementales d’accès à la citoyenneté (Codac) traitant les plaintes et un observatoire national, le Groupe d’études et de lutte contre les discriminations. L’idée était que la dénonciation de faits et l’exemplarité d’une condamnation entraîneraient un changement des comportements.

"AVEUGLEMENT ÉGALITARISTE"

Toute évocation d’une politique ciblée en fonction de l’origine ethnique était alors inimaginable tant elle semblait en contradiction avec le principe d’égalité reconnu dans la Constitution, qui interdit, même "positivement", toute distinction en vertu de la race. L’objectif était de donner des armes aux acteurs sociaux pour dénoncer les situations et mener les actions juridiques. Le gouvernement Raffarin s’est inscrit dans la même logique.

Or ni les associations, par manque de moyens, ni les syndicats, par absence de volonté politique, n’ont su "mobiliser le droit", remarquent les juristes. "Les outils juridiques ne sont pas utilisés", confirme Marie-Thérèse Lanquetin, professeur de droit à l’université Paris-X - Nanterre. Comme l’ont montré les travaux de l’unité de recherche immigrations et société (Urmis, Paris-VII - Nanterre), ces politiques n’ont pas su stopper les discriminations, les couvrant même parfois dans un "aveuglement égalitariste". L’Etat n’a pas su prendre la mesure de cet échec et a continué une stratégie de "tâtonnement". Il n’a pas non plus voulu "donner l’exemple en ouvrant les emplois dits réservés [c’est-à-dire soumis à des conditions de nationalité]", explique Mouna Viprey, chercheuse à l’Institut de recherches économiques et sociales.

Depuis, la réalité n’a guère évolué. Comme l’a montré, en 2002, une étude du Conseil économique et social, le taux de chômage des jeunes d’origine étrangère reste 1,5 à 2,5 fois plus élevé que la moyenne nationale, l’élévation du niveau de qualification ne réduisant pas ce handicap. "Il y a eu une certaine frilosité dans les moyens mis en oeuvre, et nous constatons aujourd’hui des limites que nous aurions pu anticiper", admet Mme Viprey, auteure de l’étude.

La même exclusion sévit dans le domaine du logement. Là encore, difficile d’obtenir un appartement quand le patronyme révèle des origines étrangères. "On a mis un voile sur les minorités ethniques", explique Jacques Donzelot, sociologue à l’université de Nanterre. "Voilà des années que les organismes HLM gardent dans leurs fichiers de demandeurs les "inlogeables", des personnes étrangères à qui jamais un logement n’est proposé", soutient Didier Vanoni, directeur du bureau d’études Fors-recherche sociale. Malgré les dénégations, les organismes, publics et privés, pratiquent une discrimination indirecte, mise en évidence par de nombreux travaux. "C’est désormais à l’Etat d’intervenir face à ce blocage, avec des mesures de correction relevant d’une logique de discrimination positive", admet M. Bataille.

Mais si le diagnostic est partagé, le degré de radicalité des "actions positives" à mener divise encore. "Je ne suis pas persuadé qu’on soit arrivé à l’épuisement du modèle français. On a une marge de progression", veut croire Daniel Sabbagh, chargé de recherche au Centre d’études et de recherches internationales. "Il faut instituer des actions qui rétablissent une situation d’égalité", explique de son côté M. Belorgey. Lui préconise des "chartes de bonne pratique" avec les patrons ou les logeurs, et la création d’une autorité administrative indépendante chargée, par exemple, d’actions de médiation et de suivi des politiques d’embauche des entreprises. D’autres veulent pousser les feux avec des "actions temporaires et de rattrapage", comme Michel Minet, professeur associé en droit privé à Cergy. En vérifiant, par exemple, qu’une société épinglée pour discrimination rectifie sa politique de recrutement, précise le juriste.

RÉFORME DES OUTILS STATISTIQUES

Enfin, il y a ceux qui, tels Mme Jaillet ou M. Simon, militent pour des mesures préférentielles. "Il s’agit par exemple de recherche délibérée à recruter des jeunes issus de l’immigration dans telle branche où ils sont sous-représentés, d’informer sur les lieux qu’ils fréquentent ou d’instaurer une politique d’attribution de logements par catégorie", énumère M. Simon. Des dispositifs ciblés qui doivent rester "ponctuels" à ses yeux.

Ponctuels mais radicalement neufs. Car ils impliquent de pouvoir mesurer les discriminations afin de cibler des publics supposés victimes. Impossible sans réformer les outils statistiques afin qu’ils prennent en compte le critère de l’origine ethnique. Comme le remarque M. Simon, "tant que l’on n’aura pas admis qu’il faut désigner les gens par leur origine pour les repérer, on ne pourra jamais démontrer qu’un "Arabe" ou un "Noir" voient leur CV refusé parce qu’ils sont plus foncés que les autres"."

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