Delphine Girard, professeure agrégée de Lettres classiques, cofondatrice et porte-parole de Vigilance Collèges Lycées (VCL), vice-présidente du Comité Laïcité République (CLR), membre du Conseil des sages de la laïcité. 24 décembre 2024
Je rejoins avec un empressement triste ma collègue dans l’idée que le plus délétère pour notre laïcité, ce n’est pas tant l’incurie, la candeur ou pour certains le cynisme avec lequel nos politiques la considèrent, mais la façon dont nos propres élèves, dont notre propre jeunesse la perçoit et la vit.
Car si pour nous tous ici, et comme ce fut le cas pendant de longues décennies pour une majorité de Français, il est évident que la laïcité constitue les fondations naturelles de notre Ecole, nous constatons tous les jours dans nos classes qu’elle est malheureusement devenue un profond sujet d’incompréhension, voire, de plus en plus, un sujet de controverse – et parfois de controverse horriblement violente, comme on l’a pu voir au moment de l’assassinat S. Paty –, pour toute une génération, voire pour toute une frange de nos concitoyens, particulièrement les plus jeunes.
Ce qui rend plus actuelle que jamais la question que nous nous posons : celle de savoir pourquoi et comment remettre la laïcité, et en particulier la laïcité en milieu scolaire, au cœur du débat public et des préoccupations du politique.
I
Mais d’abord, de quoi parle-t-on au juste : que craint-on ? Quelle est dans le fond la menace que cette incompréhension, et par là-même cette contestation croissante de notre laïcité, fait peser sur l’avenir de notre école et de notre jeunesse ? Est-ce le risque de « séparatisme » comme l’a pointé le président de la République, ou de ce que d’aucuns appellent l’« archipellisation » de notre société ?
Bon, assurément, oui c’est une chose à craindre : car refuser les principes laïques pour leur préférer ceux du communautarisme (comme le font la plupart de nos jeunes), préférer donc une société qui considère chacun comme le seul produit de son groupe communautaire, c’est de fait enfermer les individus dans des systèmes de valeurs concurrents, peu perméables les uns aux autres, ce qui conduit nécessairement à l’appauvrissement du sentiment de fraternité citoyenne, cet indispensable ferment de paix et de concorde nationale… (C’est donc une chose à craindre.)
Mais pour autant, il me semble que ce n’est pas là le seul écueil, ni à vrai dire le pire, qu’il nous faille redouter : au-delà de la question de la fragmentation de notre société, il y a tout simplement celle, plus importante encore, de l’avenir du débat démocratique, et donc de notre démocratie-même.
Car s’il est encore évident pour nous que le prisme communautaire réduit mécaniquement l’espace possible du débat d’idées – puisque seul le silence peut s’imposer comme dénominateur commun aux prescriptions et aux tabous de toutes les communautés –, cette évidence-là est devenue chez une majorité de nos élèves, non pas un sujet d’inquiétude, mais au contraire, un sujet de revendication ! En somme la jeune génération ne réclame pas le droit de se parler librement, mais au contraire celui de se taire, de ne pas s’entendre dire ce qui pourrait déplaire à tel ou tel groupe (religieux, culturel, sexuel), ou ce qui contreviendrait à tel ou tel code identitaire – puisque dorénavant, nous le savons, toute croyance, toute coutume voire tout ethos sexuel est regardé comme véritable une identité…
Or, c’est bien là que le bât blesse, et à terme mortellement, notre démocratie. Car ce raccourci désolant, qui transforme en « identité » un héritage culturel ou un simple lien communautaire, est non seulement délétère sur le plan individuel, puisqu’il enferme les individus en les assignant à une entité limitée, peu propice à l’émancipation, mais surtout c’est un raccourci mortifère sur le plan politique, puisqu’il tient en laisse le débat public, et retourne le principe de la liberté d’expression contre lui-même !
Oui, dès lors qu’on autorise à regarder un postulat ou une opinion – religieuse, politique ou littéraire… l’état laïque n’y voit aucune différence – comme étant constitutive d’une identité, eh bien il devient tout simplement impossible de critiquer cette opinion, sous peine de se rendre coupable de racisme ! C’est bien là tout le tour de force comme on le sait du grief d’islamophobie : cette ruse sémantico-rhétorique qui unit substantiellement les croyants à leur croyance dans un même syntagme piège, et qui par-là rend censément impossible toute critique de l’islam.
Or, cette confusion terrible entre l’inné et l’acquis, c’est tout l’enjeu du fossé philosophique et politique qui se creuse depuis plusieurs décades entre le bureau du professeur et le premier rang de ses élèves. Ce fossé, je l’ai déjà dit mais il faut le répéter, c’est celui de l’Histoire : l’histoire de la laïcité, dont nous ne parvenons plus à faire de nos élèves des héritiers ; l’histoire de notre république, qui ne leur tient plus lieu d’identité commune, cette identité citoyenne qui ne sait plus les faire plus rêver, et qui pourtant est pleine de sagas de self maid men et de self maid women, d’enfants d’immigrés pauvres, comme moi et tant d’autres, devenus professeurs, journalistes, médecins, ministres…
II
Alors, comment nous y prendrons-nous pour redonner à nos élèves l’envie de s’arroger cet héritage commun plutôt que de se murer dans celui dont une somme de hasards les a rendus dépositaires ?
C’est cette culture commune qui profondément manque à notre jeunesse, et qui est la condition sine qua non pour développer ce sentiment, que doit susciter l’école, d’appartenance de tous à une communauté de principes et d’héritage, ce sentiment de fraternité citoyenne qui, dépassant les identités particulières, nous rend profondément égaux, et nous permet de faire société.
III
En somme, et voilà un point sur lequel je rejoins pleinement les islamistes ! tout se joue à l’école. Eux l’ont très bien compris, qui veulent la priver de locomotive en nous coupant la tête, mais nous aussi ; et nous sommes prêts à nous battre, prêts à relever le défi. Seulement voilà, pour cela, il faut que nous ne soyons pas seuls à porter ce discours. Lorsqu’ils sortent des murs de nos classes, il faut que nos élèves retrouvent aussi, dans le reste de la société, dans l’affichage politique de nos dirigeants, dans la doxa majoritaire, le parti pris universaliste. Si la gauche continue à faire croire que la laïcité est faite pour discriminer les musulmans, si France TV continue de penser que le communautarisme est plus cool ou plus moderne, si les associations LGBT ou antiracistes continuent de donner dans un identitarisme tout anglosaxon, qui ne sied pas à la culture française et laïque…, alors que pouvons-nous faire, nous, avec nos 4 heures de cours par semaines, dans la vie de nos élèves ?
C’est un véritable changement de paradigme dont nous avons besoin, une totale inversion de norme ; or les professeurs ne peuvent l’incarner tout seuls : c’est pourquoi je propose que nous exigions de nos politiques de faire officiellement de la laïcité à l’école une grande cause nationale de la République ! Il est temps de sortir la laïcité du champ de la polémique politicienne, de faire montre d’une véritable ambition politique pour la défendre à l’échelle nationale, de faire en sorte que toute la nation, dans son ensemble, se tienne solidaire derrière ses enseignants, que la laïcité redevienne, de façon solennelle et officielle, la valeur cardinale et commune qui nous réunit tous en un seul rempart, solide et sans faille, contre les ennemis de l’école.
Voir tout le dossier "Les rencontres de la laïcité" de Ferney-Voltaire (22-23 nov. 24) dans la rubrique Rencontres de la laïcité de Ferney-Voltaire,
22-23 nov. 24 Ferney-Voltaire. "Les rencontres de la laïcité : tout commence à l’Ecole" (Ferney-Voltaire, 22-23 nov. 24) (note de la rédaction CLR).
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