Revue de presse

Christophe Guilluy : "La conversation médiatique aujourd’hui, c’est le salon parisien du XIXe siècle" (L’Express, 11 juil. 24)

(L’Express, 11 juil. 24) 17 juillet 2024

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Société. Selon l’essayiste, la représentation inéquitable des points de vue dans la conversation publique est au cœur de la crise démocratique que nous traversons. Il en analyse les mécanismes et les conséquences.

Certains se demandent aujourd’hui : comment en est-on arrivé là ? D’autres tâchent de le documenter depuis de longues années. C’est le cas de l’essayiste Christophe Guilluy, qui fouille depuis Fractures françaises (Françoise Bourin, 2010) et La France périphérique (Flammarion, 2014) la nouvelle partition culturelle, sociale, géographique et politique qui taraude les sociétés occidentales modernes. En vingt ans, sa grille de lecture s’est fait connaître dans de nombreux pays, jusqu’à être saluée comme la plus pertinente par le célèbre éditorialiste du Financial Times Christopher Caldwell. En ce lendemain d’une élection historique, Christophe Guilluy approfondit pour L’Express un aspect de la fracture à laquelle on ne réfléchit probablement pas assez : la conversation publique est-elle déconnectée de ce qui se dit, se constate, et se débat chez les Français ordinaires ?

Par Anne Rosencher

L’Express : Quand elle a inventé la démocratie, la Grèce antique a fait de l’agora d’Athènes son cœur battant. Aujourd’hui, c’est dans les médias que s’organise cette conversation publique - alimentée par les politiques, les journalistes, les syndicalistes, les intellectuels, etc. Joue-t-elle son rôle de représentation des points de vue ?

Christophe Guilluy : La "conversation publique" n’a de sens que s’il existe une connexion culturelle entre le bas et le haut de la société. Cette connexion est essentielle, vitale pour la démocratie. On me caricature parfois en essayiste anti-élites, mais c’est faux : pour peu qu’elles jouent leur rôle, les élites politiques, intellectuelles, médiatiques, etc., exercent une mission indispensable dans la société. Seulement, pour que cela fonctionne, il faut que les élites reconnaissent qu’il existe une culture et une complexité produites par les gens ordinaires dont elles doivent se nourrir de la même manière qu’elles prétendent, elles, alimenter et éclairer le reste de la société. Cette reconnaissance d’un apport mutuel fonctionne plus ou moins bien selon les époques ; aujourd’hui, elle est totalement rompue.

Quand a-t-elle bien fonctionné ?

La force de l’Occident après guerre fut très largement celle d’une classe moyenne et populaire majoritaire, qui avait trouvé sa place économique, culturelle, qui pouvait se regarder sans rougir au miroir de représentations positives dans le monde du cinéma, dans le monde médiatique, etc. J’aime citer l’exemple de La Bête humaine, le film de Renoir adapté du roman de Zola. Le héros de ce film – réalisé par un grand bourgeois – est un cheminot, incarné par Jean Gabin, qui, malgré la complexité et la part d’ombre de son personnage, donne clairement à voir quelque chose dont on peut être fier. Où sont passées ces représentations ni surplombantes ni misérabilistes ? Politiquement, on pourrait aussi parler des élites gaullo-communistes, qui faisaient le lien… Ç’a vraiment été la force de l’Occident que de donner une place digne aux classes moyenne et populaire.

Quand cette connexion culturelle s’est-elle rompue ?

Dans les années 1980, la tertiarisation de l’économie française a conduit à ce que les richesses se concentrent de plus en plus dans les métropoles, ce qui a entraîné, par effet domino, une partition géographique du territoire par le prix du mètre carré. Désormais, les 20 % des Français appartenant aux catégories socioculturelles supérieures vivent majoritairement dans ces villes citadelles, où elles n’entendent ni ne voient les préoccupations des "gens ordinaires" - de toutes couleurs, origines, ou confessions. Ces élites, sûres de leur supériorité intellectuelle (par la grâce de leur diplôme notamment) et de leur supériorité morale (par la grâce de leur discours tourné vers "l’Autre"), supportent difficilement qu’on leur dise à quel point, en réalité, elles sont enfermées dans une vision parcellaire et égoïste des choses. A quel point elles ont abandonné le bien commun. Leur quotidien ne croise quasiment jamais celui des catégories populaires, sauf quand elles y font appel pour livrer leurs repas, ou pour garder les enfants. La vraie altérité, c’est l’altérité sociale. Et aujourd’hui on ne se mélange plus du tout. On n’est même plus "voisins".

Selon vous, à quoi mesure-t-on la déconnexion de la "conversation publique" par rapport à l’état d’esprit des Français ordinaires ? Quels en sont les marqueurs ?

La conversation publique d’aujourd’hui est en grande part une transposition médiatisée du salon parisien du XIXe siècle. Sa fonction est en quelque sorte de préserver le statut social de la bourgeoisie en mettant en lumière la supériorité morale de cette dernière, et ses vertus nécessaires pour la société. Chaque "salon" est adossé à la morale de son époque. Aujourd’hui, on y trouve un certain nombre de totems et tabous : antiracisme dévoyé, féminisme dévoyé, écologie dévoyée, etc. Moins le modèle économique fonctionne – c’est-à-dire plus il est évident qu’il exclut une majorité de citoyens du grand banquet de la croissance et de la culture –, et plus l’élite politique, médiatique, artistique et universitaire en rajoute dans la moraline. La bourgeoisie progressiste défend sa position en produisant à l’infini une nouvelle morale, un nouveau ciel étoilé. Mais ça ne prend plus. D’autant moins, au reste, qu’il y a beaucoup d’hypocrisie chez ceux que je nomme les Dorian Gray du progressisme.

Les Dorian Gray du progressisme ?

Dans le célèbre roman d’Oscar Wilde, le personnage principal peut conserver sa beauté d’adolescent parce que son portrait, lui, s’enlaidit au fil des années, de ses méfaits et de sa cruauté. De la même façon, certains parangons du progressisme – généralement les plus zélés – peuvent faire des déclarations du genre "plus féministe que moi tu meurs", tout en cachant des comportements de violeurs ou de harceleurs. Les gens en ont marre de se faire donner la leçon par de tels tartufes.

Certains rétorqueront qu’il existe des médias de différentes sensibilités, voire des médias d’opinion. Par ailleurs, même dans les médias les plus "mainstream", certaines voix y font entendre d’autres points de vue, non ?

Oui. Avec, parfois, un statut d’hérétiques, qu’on prend soin d’inviter, en position minoritaire : on ne peut tout de même pas donner dans l’entre-soi à 100 % !

Vous avez parfois eu le sentiment d’avoir été invité pour jouer ce rôle ?

Ça a pu m’arriver. [Rires.] Je remarque que, dans ce cas, la puissance invitante prend soin de marquer une distance. On dit : "l’essayiste controversé" ; on me pose des questions du type "vos ’thèses’ sont reprises par l’extrême droite"… Sympa ! Oubliant de dire que la France périphérique n’est pas une "thèse", mais une photographie de la réalité et que ce concept est en fait repris par toute la classe politique, les universitaires et les sondeurs, qui parlent maintenant tous les jours d’une France des campagnes, du périurbain, des petites villes, des villes moyennes, c’est-à-dire la définition que je donne depuis vingt ans de la France périphérique.

Mais dans les débats, les signaux faibles sont suffisants pour indiquer à l’audience que "lui, pas bon, pas du sérail". De manière générale, les voix dissonantes sont dissuadées d’être trop sincères dans leur diagnostic.

Comment ?

Les "bad buzz", les tribunes de dénonciation, bref, les mécanismes de disqualification intimident psychologiquement, mais aussi professionnellement. Car derrière il y a un enjeu de postes et de business. Par exemple, pour obtenir un poste à l’université – où cela fonctionne par cooptation – mieux vaut éviter de se retrouver avec l’étiquette "sulfureux". Pour pouvoir donner des conférences, obtenir des missions, c’est pareil. Même les chercheurs ont besoin de se financer, et ces financements peuvent venir des conférences en entreprise, des missions données par les collectivités locales, etc., qui constituent un marché restreint. Alors certains se servent de l’idéologie et de la morale dominantes pour disqualifier la concurrence. Personnellement, j’ai toujours essayé de me battre avec les armes que j’avais, c’est-à-dire des livres et une pensée. Je pensais que c’était diagnostic contre diagnostic. Je me suis aperçu que ça ne marchait pas du tout comme cela.

Ces mécanismes d’intimidation limitent-ils l’expression sincère dans la conversation publique ?

C’est évident. Mille fois on m’a dit : "Ton problème, c’est que tu dis et écris ce que tu penses." C’est vrai : non seulement je dis ce que je pense, mais je rapporte ce que je vois. Sinon, autant changer de métier. Quand je fais des enquêtes terrain auprès de Français de la classe moyenne ou populaire, on me parle d’immigration. Pas seulement les "petits Blancs", comme on les nomme avec mépris. Des Français de toutes origines me parlent des inquiétudes que peuvent soulever les transformations démographiques de leur voisinage, ou de la grande ville aux environs. Mais ce simple diagnostic-là est "sulfureux". Pour le "salon", l’inquiétude autour des flux migratoires est au mieux une invention de l’extrême droite, au pis la preuve que le peuple français est raciste. Ce qui est le plus révoltant dans tout cela, c’est qu’un débat serein est empêché par des hypocrites qui, dans la vie, se comportent en parfaits sécessionnistes sociaux et ethniques. Beaucoup de ces gens mentent. Ehontément. Ce qui en dit long sur leur abandon du bien commun. Se soucier du bien commun nécessite forcément de l’honnêteté : tu ne peux pas faire lien avec l’autre si tu mens.

Quel est le dommage démocratique de tout cela ? A quoi conduit cette dysmorphie de la conversation publique par rapport aux conversations de millions de Français ordinaires ?

Le rôle de la conversation publique est existentiel. Vital. Celui de faire émerger toutes les représentations contradictoires d’une société, de tous les groupes sociaux. Une démocratie cohérente doit pouvoir produire des représentations positives des uns et des autres, pas seulement une représentation positive des uns et une représentation négative des autres. Aujourd’hui, on paie trente ans de représentation négative de la majorité ordinaire. Il est évident que ça ne peut pas durer. On ne peut pas faire vivre une société si la conversation publique est truquée, si elle devient un théâtre de A à Z. Sinon, ça s’appelle l’URSS. Et même en URSS les gens continuaient à parler entre eux. Par messes basses. Je crois que nous sommes vraiment au bout de ce chemin. La prise de conscience est inévitable.


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Christophe Guilluy dans la rubrique La gauche et les classes populaires dans Gauche (note de la rédaction CLR).


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