Revue de presse

A. Bidar : "Fermons ces écoles et mosquées aux mains des extrémistes" (Le Monde, 12 av. 16)

par Abdennour Bidar, philosophe, auteur de « Lettre ouverte au monde musulman » (Les Liens qui libèrent). 11 avril 2016

"Que faire si l’on ne veut pas que le salafisme domine dans l’islam de France ? Les solutions sont multiples afin de lutter efficacement – c’est de notre responsabilité – contre cette idéologie du prétendu retour à l’islam des origines, qui se caractérise par des signes reconnaissables : une représentation de l’islam comme " vérité absolue " supérieure à toute autre vision du monde ; une conception de la religion comme " totale ", qui doit gouverner aussi bien la vie privée que la vie sociale et politique ; une prétendue fidélité au " noyau originel " de la prédication de Mohammed.

Cette fidélité a trois expressions. Elle confond souci de la tradition et traditionalisme, en déclarant intangibles des pratiques historiques – tel ou tel vêtement pour l’homme et la femme, la séparation entre les deux sexes, la domination masculine. Elle fait sombrer le dogme dans le dogmatisme en déclarant tout aussi éternelles et indiscutables les prescriptions de la loi religieuse, en particulier les ‘ibadat, c’est-à-dire les rites, obligations et interdits majeurs : les cinq prières par jour, le jeûne du mois de ramadan, le pèlerinage à La Mecque, l’interdiction de consommer du porc ou de l’alcool, etc. Une liste qui peut s’allonger indéfiniment et concerner aussi les mu ‘amalat (l’éthique et la vie en société). La culture musulmane moyenne ou populaire – y compris chez de nombreux diplômés, universitaires, pourtant doués de culture et d’esprit critique – reste prisonnière du mythe selon lequel tout cela serait consubstantiel à l’islam…

La base cachée et très large du salafisme est là, dans ce traditionalisme ancré dans trop d’esprits, qui sacralisent abusivement une tradition qui a fait de l’islam un système rigide de lois – alors que le Coran, disait Mohammed Iqbal (1877-1938), philosophe pakistanais, " n’est pas un code légal ". Cette confusion est le péché originel de l’islam – son fantasme sur sa propre origine et nature, que l’intellectuel algérien Mohammed Arkoun (1928-2010) nommait sa " mytho-histoire " jamais déconstruite, toujours régnante comme un impensé majeur dont le résultat catastrophique est de soustraire à l’esprit critique, à la responsabilité spirituelle personnelle tout ce qui concerne des " fondements de la religion " considérés comme un sacré intouchable.

La liberté de conscience en islam ? Elle existe de fait, elle n’a jamais reçu la moindre légitimité de droit. Les philosophes critiques, apôtres d’une spiritualité libre, ont été et sont toujours les grands battus de l’histoire de l’islam – ignorés ou dénoncés comme apostats par les dignitaires, et désignés comme tels à la vindicte de la masse.

La première responsabilité est là, du côté de la conscience islamique, de ce rendez-vous qu’elle a avec la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer, d’être " le musulman ou la musulmane qu’on veut être " au lieu de subir la contrainte explicite ou diffuse, consciente ou inconsciente, de stéréotypes dont le juriste tunisien Yadh Ben Achour a raison de considérer comme la conséquence du totalitarisme émanant d’une " orthodoxie de masse ".

Deuxième responsabilité, il s’agit pour l’islam de France de se doter d’une représentation décléricalisée, qui ne soit plus la chef du " culte musulman ", la gardienne du traditionalisme.

Les musulmans de France ne sont pas un troupeau de fidèles qui auraient besoin d’être gardés par des bergers – et puisqu’il faut former des imams, troisième responsabilité, il faudra commencer par leur apprendre qu’ici, en démocratie, personne n’est légitimé à jouer le rôle d’un maître de religion ou d’un directeur de conscience.

Les musulmans de France sont infiniment divers et il leur faut une représentation infiniment diverse, dans laquelle les théologiens, recteurs, imams, autrement dit tous les religieux de métier, ne seront qu’une composante. Est-ce, en France, à l’Etat d’instituer une telle instance ?

Non, c’est aux musulmans d’avoir enfin la maturité collective de faire sortir de leurs rangs des femmes et des hommes qui incarnent, dans tout leur être et dans tout leur parcours, l’alliance réussie, heureuse, devenue naturelle entre leurs cultures française et islamique.

J’appelle les musulmans à prendre enfin cette responsabilité, au lieu d’attendre encore et toujours de l’Etat qu’il nomme et désigne. Car cet Etat a, sur le sujet, d’autres responsabilités qui sont proprement les siennes.

Elles sont nombreuses, mais faciles à lister. Assurer les plus urgentes : la fermeture des mosquées salafistes, la sécurité de la population face à la menace djihadiste.

Veiller à ce que ne se multiplient pas les écoles confessionnelles islamiques, où les enfants seraient endoctrinés par l’idéologie salafiste.

Agir de façon assez volontariste pour remédier – enfin – à la formation, sur notre territoire, de ghettos gangrenés par un " milieu " de type nouveau où se mélangent marchés parallèles (notamment la drogue), gangstérisme et salafisme, sur fond de déshérence généralisée.

Non pas interdire la visibilité publique du religieux, mais rester ferme sur la laïcité là où l’affirmation de la croyance voudrait faire triompher une " loi de Dieu " sur les principes et valeurs de notre contrat social et des droits de l’homme.

Reconnecter la promesse républicaine – liberté, égalité, fraternité – avec la réalité d’une véritable égalité des chances, d’un vrai recul des discriminations et avec une vraie pédagogie à l’école, afin que le fait de vivre en France soit à nouveau perçu comme une chance par ceux qui, parmi les musulmans, sont tentés par le ressentiment à l’égard d’un pays où ils ne sentent pas qu’on leur fait une vraie place.

Et nous tous, comme l’a dit Manuel Valls, nous avons la responsabilité de retrouver un " idéal " ou une " transcendance ", un projet de société où soit prise en compte la dimension spirituelle de la vie humaine – son besoin de sens et d’élévation – de façon ouverte et libre. De telle sorte que, la nature ayant horreur du vide, notre espace public ne soit plus livré au retour du pire du religieux : le " prêt-à-penser " et le " prêt-à-porter "."



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