Revue de presse

A. Bidar : c’est « l’unité du 11 Janvier qui vient d’être visée » (Libération, 16 nov. 15)

Abdennour Bidar, philosophe, auteur de "Lettre ouverte au monde musulman" (Les liens qui libèrent). 16 novembre 2015

"Pour le philosophe, les terroristes veulent que « nous nous retournions les uns contre les autres : non musulmans contre musulmans, et citoyens contre une classe politique qui serait "incapable de nous protéger" ».

Si vous deviez vous adresser à nouveau au « monde musulman », que lui diriez-vous ?

Daech est un cancer qui ronge et défigure ce monde musulman. J’insisterais donc sur l’urgence d’une prise de conscience, sous peine de mort. La civilisation islamique est l’homme malade de la civilisation mondiale, et Daech n’est que son symptôme le plus grave. Mais le corps entier est atteint : par où commencer la liste du désastre, de la faillite morale, politique et spirituelle ? Avec partout ou presque une quasi-absence de démocratie ; des monarchies du Golfe qui financent la domination globale d’une religiosité fondamentaliste ; l’échec des printemps arabes (exception faite d’une Tunisie courageuse mais terriblement fragile) ; le traditionalisme persistant qui continue d’asservir les femmes, ou ailleurs la propagation d’un néoconservatisme hyperrigoriste…

Daech n’est que la pointe avancée d’une civilisation en danger et en perdition. Si je suis si sévère, c’est que je souffre de voir cette grande spiritualité et culture que j’aime s’enfoncer ainsi vers le néant. Quelle image de spiritualité, de société heureuse, de rayonnement intellectuel et culturel, de grande contribution à la marche du progrès humain, l’islam a-t-il encore à proposer au monde ? Le mépris de Daech pour la vie humaine est une pulsion de mort, et ses crimes contre l’humanité disent que quelque chose de suicidaire ou d’autodestructeur et destructeur se passe du côté de cet islam. Consciemment et inconsciemment, il est la proie de forces radicalement antihumanistes, qui cherchent à l’entraîner et à nous entraîner dans une sorte d’apocalypse. Les humanistes du monde, musulmans compris, doivent tous coopérer et associer leurs forces de résistance, d’urgence, à ce scénario de folie.

Ce travail de remise en question que vous réclamiez il y a un an aux musulmans n’a pas été fait ? [1]

Tout reste à faire à cet égard. C’est une tâche à la fois hyperurgente et au long cours. Car cela suppose aussi bien la réforme des systèmes éducatifs que de toute la société. Les deux sont prisonniers d’un rapport archaïque au religieux considéré comme « soumission » à Dieu dans une civilisation mondiale centrée sur le principe de liberté de l’être humain. Cherchez l’erreur ! Cherchez l’anachronisme ! Or ce préjugé d’un rapport à la transcendance gouverné par la soumission entraîne - effet domino ou réaction en chaîne - toute une malédiction de rapports de domination : des hommes aux lois religieuses, des simples croyants aux chefs religieux, des femmes aux hommes, et des sociétés à tous les autoritarismes complices ou concurrents du religieux et du politique. Voilà le ver métaphysique dans le fruit de la civilisation. Il est incrusté à la profondeur du psychisme, de la culture savante comme populaire, et il contamine les institutions politiques, les organisations sociales, les mœurs, les coutumes, les relations sociales et privées. Bref, le chantier est immense.

On comprend, par rapport à cela, que détruire Daech n’est que le premier impératif. Il faudra ensuite régénérer l’islam comme grande civilisation et culture, à la hauteur de ses âges d’or comme la période andalouse ou les époques de sociabilité tolérante entre juifs, chrétiens et musulmans. Et ce, non pas en essayant de faire revivre le passé, ni en prétendant « réformer » la religion par le soi-disant retour à son « noyau » primordial ou « génie originel », mais en créant du neuf, en inventant une nouvelle spiritualité musulmane et, au-delà du religieux, en trouvant pour l’islam sa voie propre dans la modernité et postmodernité. Voilà ce qu’il n’a pas su faire et qui rend ses fanatiques si agressifs : ils sont les éléments les plus déstabilisés d’une civilisation humiliée et angoissée par son incapacité foncière à remonter non au passé mais à la racine de son mal, et incapable de se trouver une signification au présent. Incapable aussi de trouver une place dans le concert des nations du monde - une place digne de respect et non la place méprisable accordée à l’argent du Golfe.

Comment expliquez-vous que, après la phase de fraternité post-Charlie, le débat intellectuel se soit crispé à ce point ? A qui en appelez-vous ? A la société civile ? Aux politiques ? Aux intellectuels ? Aux leaders religieux ?

J’exhorte à ne pas se laisser ainsi paralyser - par la peur, par nos divisions - et à nous mobiliser tous ensemble. Comprenons bien ce qui se joue. C’est la communion du 11 Janvier qui vient d’être visée. Nous avons manifesté ce jour-là une unité, une fraternité, qui ont réactivé la puissance de la France comme symbole de valeurs universelles. A partir de là, nous sommes devenus le peuple qui ne se laisse pas intimider, le peuple qui résiste, le peuple qui répond au Mal par le Bien c’est-à-dire non par la vengeance mais par la solidarité, par la mobilisation collective pour un humanisme sans frontières. Voilà ce que les terroristes cherchent à nous faire payer. Autrement dit, ils nous ont pris comme cible pour ce que nous représentons dans le monde, ils cherchent à nous détruire comme ce peuple, cette société éprise de paix, de liberté, de justice, qui incarne la force de la vie et de l’amour contre lesquelles le néant ne peut rien. Ils ont cherché à frapper assez fort pour briser notre unité, pour anéantir ce qui est plus fort que leur néant.

Et pour cela, ils cherchent à ce que, sous l’effet de la peur et du sentiment d’impuissance, nous nous retournions les uns contre les autres : non musulmans contre musulmans, et citoyens contre une classe politique dont les terroristes nous disent en substance : « Elle est incapable de vous protéger. »

Il faut résister tous ensemble à ces mécanismes psychologiques où l’on cherche à nous entraîner, et pour cela ne pas se tromper d’ennemi : il est extérieur. Ne tombons pas dans le piège de l’ennemi intérieur qui désignerait le musulman, l’immigré, le réfugié qui vivent ici. Ne laissons pas les terroristes nous rendre ennemis de nous-mêmes. Ils savent qu’à eux seuls, ils ne peuvent pas nous vaincre, alors ils tentent d’utiliser contre nous nos propres tentations de discorde. C’est pourquoi il va falloir se battre avec la plus grande énergie collective, dans les semaines qui viennent, pour l’emporter ensemble sur tous ceux qui voudront dresser notre population contre elle-même.

J’en appelle à tous ceux qui ont, ou qui veulent prendre maintenant, une responsabilité : que dans le lieu où ils se trouvent, et les forces dont ils disposent avec ceux qui les entourent, ils travaillent à cultiver notre unité qui seule peut nous préserver, à resserrer les liens sociaux et humains, à réduire toutes les fractures sociales et culturelles qui sont les failles dans lesquelles peuvent s’enfoncer, pour les élargir, les forces de division. Que toutes les associations, par exemple, qui travaillent à réparer la solidarité sociale ou à rétablir le dialogue interculturel, appellent les bonnes volontés sur les réseaux sociaux, ou leur donnent rendez-vous sur la grande place d’un quartier, d’un arrondissement, d’une commune, pour offrir une voie de mobilisation concrète à tous les désirs d’engagement qui commencent déjà à se manifester. Ne laissons pas retomber dans le vide et la solitude tous ces élans humanistes et citoyens !"

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