Revue de presse

V. Coussedière, C. Kintzler : « Comment penser la laïcité ? » (lefigaro.fr/vox , 14 déc. 18)

Vincent Coussedière, agrégé de philosophie, auteur de "Le retour du peuple" (Cerf) ; Catherine Kintzler, philosophe, Prix de la Laïcité 2014, auteur de "Penser la laïcité" (Minerve). 14 décembre 2018

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"FIGAROVOX.- Vincent Coussedière, que reprochez-vous aux « républicains civiques » dont Catherine Kintzler ferait partie ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- Mon objectif, dans Le retour du peuple, n’était pas de renoncer au « républicanisme », dont je me sens assez proche. Je souscris à la finalité qu’il poursuit : l’autonomie du citoyen. Le combat des « républicains civiques » a été nécessaire. Je suis favorable à la loi de 2004 interdisant le port ostentatoire de signes religieux dans les écoles publiques. Mon interrogation est politique : quelle a été l’efficacité du républicanisme ? Je constate un échec sur lequel il faut s’interroger. L’emprise de la religion et de l’hétéronomie est de plus en plus grande, et les « républicains civiques », en mettant l’accent uniquement sur la loi et la dimension juridico-politique de la laïcité, oublient les conditions de possibilité de celle-ci : l’existence de mœurs qui la rendent possible. Prenons l’exemple de Jean-Pierre Chevènement qui prétendait défendre la laïcité et l’école républicaine, tout en fixant l’objectif de 80% d’une classe d’âge au bac, et tout en appartenant à un gouvernement qui laissait les portes ouvertes à l’immigration, croyant que l’école suffirait à assurer l’assimilation.

Que pensez-vous, Catherine Kintzler, du constat fait par Vincent Coussedière ? Vous présenteriez-vous comme l’un de ces « républicains civiques » ?

Catherine KINTZLER.- Nos deux livres n’ont pas le même objet, même s’il y a des intersections. Celui de Vincent Coussedière englobe ce qu’il appelle le substrat d’une nation politique, c’est-à-dire la condition anthropologique nécessaire à la constitution d’une association politique. Je suis d’accord avec l’idée d’un substrat qui dispose au moment politique, mais ne le constitue pas. C’est une question différente qui fait l’objet de mon livre : celle de l’appareil qui permet de constituer ce moment politique, notamment la laïcité. Une fois ceci précisé, je ne pense pas que le combat républicain dont parle Vincent Coussedière soit un échec. Il a été entravé, discrédité, et il n’a pas été relayé. La notion de laïcité jouissait d’une espèce d’évidence mais quand on a vu apparaître des tests dirigés contre la conception républicaine de l’association politique, et en particulier contre la laïcité (l’affaire de Creil par exemple), il a fallu élucider ce concept. Ce à quoi je me suis employée dans mon livre Penser la laïcité. Je ne me reconnais pas dans le portrait que fait Vincent Coussedière des « républicains civiques ». Je partage son reproche au sujet des 80 % d’une classe d’âge au bac. Du reste Chevènement parlait aussi d’élitisme républicain !

Vincent Coussedière, trouvez-vous que Catherine Kintzler et les « républicains civiques » ont une vision trop contractualiste de la nation ? Catherine Kintzler, est-ce un reproche justifié selon vous ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- Sa conception de l’association politique se fonde sur la notion d’atomes, ce qui est très contractualiste. Je ne pense pas que le lien social se constitue comme cela. Une société n’est pas une somme d’atomes ni d’individus ! Je suis plus aristotélicien : le lien social, selon moi, est toujours déjà là. C’est pour cela que Rousseau m’intéresse. Il n’est pas, comme on le pense si souvent, un pur contractualiste, contrairement à Kant. Pour Catherine Kintzler, que je cite : « le contrat social est la garantie du promeneur solitaire ». Je pense au contraire qu’il y a une tension voire une contradiction dans la pensée de Rousseau entre le contrat social et le promeneur solitaire. Je ne pense pas que le contrat social ait pour but de permettre un maximum de singularité, mais plutôt qu’il a pour but un maximum de bien commun.

Catherine KINTZLER.-
Je ne suis pas contractualiste et ce n’est pas en un sens classique que Rousseau utilise le terme « contrat ». Il me semble clair que la société n’est pas une somme d’individus. Mais je n’en conclus pas que l’association politique puisse faire l’impasse sur la question de l’atome juridique auquel je remonte pour la penser. Il n’y a pas pour moi, de ce point de vue, une communauté originaire qui serait d’essence française. Il y a des atomes qui sont à la fois sujets et objets du droit. Le régime de tolérance organise la coexistence de communautés données au sens moléculaire. En régime laïque, en revanche, on commence à partir de zéro : la laïcité pose les conditions de possibilité de la coexistence de libertés singulières qui peuvent aussi se regrouper en communautés particulières. L’espace zéro accueille toutes les options, y compris celles qui n’existent pas encore. Mon modèle fait appel au concept de « classe paradoxale » : le lien politique rend possible des singularités - le promeneur solitaire y est protégé. D’un point de vue classique il est principalement inspiré de Condorcet : c’est un consentement raisonné constamment mobilisé, une création continuée, ce n’est ni un contrat ni un produit formel de la raison pratique.

Qu’est ce qui permet ce « consentement raisonné comme création continuée » ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- C’est un rapport d’imitation entre générations, idée que je reprends de Gabriel Tarde. L’être-ensemble social de la nation préexiste au contrat et se construit par l’imitation des mêmes modèles. Le contrat est second par rapport à ce « quasi-contrat » (expression d’Alfred Fouillée) qui réside dans l’unification des mœurs grâce à l’imitation.

Catherine KINTZLER.- Effectivement, la laïcité ne serait qu’une coquille vide dans une société sans expérience du pluralisme et du moment critique. Il faut installer ce dernier, sans lequel les lois restent abstraites. C’est pourquoi j’ai écrit un livre sur Condorcet (L’instruction publique et la naissance du citoyen, 2015 3e édition). Vous dites que le but de la communauté est le bien commun, mais la devise républicaine est dans le bon ordre : les hommes s’associent d’abord pour pouvoir connaître, établir et garantir leurs droits. Ils prennent ainsi conscience que leur droit est aussi celui de tout autre. J’aborde aussi la question sociale dans mon livre : sans une politique sociale puissante (notamment de services publics), une politique républicaine n’est pas possible. La politique républicaine repose sur l’homogénéité, partout sur le territoire national, des droits et des devoirs.

Avez-vous la même définition de la laïcité ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- Celle que propose Catherine Kintzler dans son livre me va très bien, à savoir que la laïcité n’est pas un simple régime de séparation de l’Église et de l’État mais qu’elle réside dans la neutralité religieuse de l’État. Elle veut ainsi garantir la liberté de conscience dont la liberté religieuse n’est qu’un cas particulier. La liberté de changer de religion ou de ne pas croire en est un autre. C’est une neutralité religieuse mais qui n’implique pas une neutralité « axiologique ». Ce n’est pas parce que l’État est neutre en matière religieuse qu’il doit abandonner les individus à une pure relativité des opinions et des croyances !

Catherine KINTZLER.- Vous m’avez dispensée de donner une définition de la laïcité ! J’ajoute toutefois que le lien politique laïque ne s’inspire pas d’un lien préalable, en particulier religieux : la laïcité est un minimalisme et un immanentisme politique. Ces dernières décennies, elle a été le point d’entrée de la remise en question du fondement de la République française : évacuée ou démentie par l’autorité politique en place, que ce soit à gauche ou à droite. On a adjectivé la laïcité : on a parlé de laïcité « ouverte », « positive » pour mieux la dénaturer. De l’autre côté, on l’a présentée comme une éradication du religieux hors de la société civile. Ce sont deux dérives.

Vincent Coussedière, vous reprochez aux « républicains civiques » de trop mettre l’accent sur l’école et la loi, ce qui participerait de l’inefficacité du combat des républicains. Pouvez-vous expliquer pourquoi ? Quelle place occupe l’école pour vous, Catherine Kintzler ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- On ne réfléchit pas assez à ce qui pèse extérieurement sur l’école. L’accent mis sur l’école évacue aussi la famille, qui est minorée par les « républicains civiques » dans le rôle qu’elle joue dans le processus d’accession à l’autonomie. Il ne faut pas se centrer uniquement sur l’école pour préserver les conditions de l’autonomie du citoyen dans la sphère publique. La démocratie a besoin de préserver aussi les conditions de formation d’une opinion publique véritable qui permette à la liberté de jugement de s’exercer, or nous sommes aujourd’hui dans l’« émotion publique » ! Par ailleurs il me semble que nous sommes en désaccord avec Catherine Kintzler sur l’Islam. Je pense qu’il y a un problème spécifique avec cette religion car c’est une « orthopraxie », qui ne distingue pas la loi religieuse et la loi politique. Je ne suis pas pour l’interdiction des signes religieux dans l’espace public d’un point de vue politique et stratégique. Mais je pense que si l’on veut agir dans le sens de l’autonomie, il faut prendre aussi des voies indirectes et agir préalablement sur les mœurs. Le recours direct à la loi peut parfois être contre-productif.

Catherine KINTZLER.- Sur ce dernier point, je pense que c’est aussi une question de principe : la liberté est première dans l’espace civil. Il ne faut pas oublier que la laïcité a pour objet la coexistence des libertés ! Et sur le plan de l’opinion publique, il faut user de cette liberté, oser dire tout le mal qu’on pense des marquages religieux dans l’espace civil. Je reviens sur l’école - un des dispositifs fondamentaux, à la fois politique et social, de la laïcité. J’estime que l’école publique prend son sens républicain par un geste de coupure et d’élévation : ne pas clouer les élèves à l’identité qu’on leur attribue, mais les élever par la connaissance, leur transmettre la langue - et il est bon que l’école offre une double vie aux élèves sans l’omniprésence des familles. Elle ne doit toutefois pas fonctionner en monopole - Condorcet l’avait également dit - ce qui ne signifie pas que l’État doive financer les écoles privées.

Quelle place a l’assimilation dans vos raisonnements ?

Vincent COUSSEDIÈRE.- L’assimilation déborde la question de la laïcité. Malika Sorel fait une distinction entre assimilation, intégration et insertion. L’assimilation, c’est le désir se rendre similaire à quelque chose, idée que je retravaille à partir de la notion d’ « imitation » de Gabriel Tarde. Je parle du coup d’ « assimilation imitative ». Je ne suis pas d’accord avec Éric Zemmour qui cite l’adage « à Rome, fais comme les romains ». L’assimilation relève d’une certaine spontanéité, d’une liberté. Elle suppose quelque chose qui vienne du sujet lui-même. Il faut pour cela proposer un modèle enviable qui suscite le désir d’imiter. L’assimilation, comme le dit Malika Sorel, suppose une démarche, une admiration, une proximité avec une culture que l’on souhaite embrasser. Les Grecs faisaient d’ailleurs un lien entre l’ethnos et le demos, entre la citoyenneté et l’ « appartenance » pré-politique qui la rend possible, mais aujourd’hui les « républicains civiques » soupçonnent que de tels raisonnements soient « identitaires ». L’intégration s’en tient au respect des lois, sans aller plus loin. Mais respecter les lois ne veut pas dire partager leur esprit, ce que permet l’assimilation.

Catherine KINTZLER.- Je suis en accord avec beaucoup de choses ici. Tout le monde a besoin d’être assimilé, pas seulement les étrangers. Et si aujourd’hui on se contentait de l’intégration ce serait déjà très bien ! En revanche je pense que l’assimilation doit aussi se penser en termes d’extraction : l’individualisme politique dont je me réclame produit l’extraction des singularités à partir de l’acceptation des règles communes que l’individu lui-même aurait pu décider. Comme au tennis, le respect des règles communes permet de développer un style de jeu singulier !

Terminons par trois exemples pour illustrer vos réflexions, vos accords et vos désaccords : la loi de 2004, la loi de 2010 sur la dissimulation du visage, et la crèche Baby Loup. Comment les analysez-vous ?

Catherine KINTZLER.- La loi de 2004 est une question laïque. Les élèves ne sont pas de simples usagers, car ils sont à l’école pour constituer leur liberté. La loi doit les protéger les uns des autres, ce qui n’est pas le cas des étudiants. En ce qui concerne la loi de 2010, c’est ce que j’ai appelé une « fausse question laïque ». L’interdiction de la dissimulation volontaire du visage dans l’espace civil se justifie par la possibilité d’identification ; elle soulève aussi des enjeux anthropologiques que j’ai développés dans mon livre. Enfin, Baby Loup pose le problème de la laïcité dans la société civile. Une crèche associative demande à son personnel une certaine discrétion dans la manifestation des opinions religieuses : elle imite l’État. La justification vient de la nature de l’activité : la crèche accueille des enfants de toutes origines. Par une mesure laïque, on entend les protéger du prosélytisme qui par ailleurs n’est pas interdit dans l’espace civil.

Vincent COUSSEDIÈRE.- La loi de 2004 se déduit assez facilement du concept classique de laïcité. Il s’agit de préserver l’autonomie et la liberté de conscience d’élèves, à un âge où l’affichage excessif de croyances pourrait nuire. Il faudrait à mon sens aller au-delà des signes religieux : l’intrusion de la consommation, de l’entreprise ou du syndicalisme à l’école posent aussi problème. Il n’est pas normal non plus que des militants LGBT y véhiculent leur idéologie. Concernant la loi de 2010, elle interroge sur la notion d’ « ordre public » seul à même de limiter la liberté religieuse. Le Conseil d’État, suivi en cela par le législateur, avait ouvert la possibilité d’élargir la notion d’ordre public en parlant d’un ordre public immatériel , substantiel, d’une exigence minimale de la vie commune, alors que la notion classique d’ordre public ne prend en compte que l’hygiène et la sécurité. C’est exactement ce que je mets en avant face aux « républicains civiques » : des mœurs communes fondent une loi commune. Je pense que c’est une question politique mais aussi - et là je suis d’accord avec Catherine Kintzler - plus profondément, sociale et anthropologique. Enfin, concernant Baby Loup, je rejoins Catherine Kintzler sur l’essentiel."

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