Remise des Prix de la Laïcité le 10 novembre 2021

VIDEO Yves Bréchet : Après les religions révélées et les religions séculières, voici les religions moutonnières (Prix de la Laïcité, 10 nov. 21)

Physicien et ingénieur. Prix Science et laïcité 2020. 16 novembre 2021


« La laïcité n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une ». J’ajouterais que c’est aussi prévenir la tentation de faire passer une croyance pour un savoir, et pis encore d’en faire une source de pouvoir pour s’arroger le droit de dominer d’autres croyances, voire même celui de s’opposer à la rationalité.

En tant que telle, la laïcité a un lien étroit avec la rationalité et, par la même, avec la science qui est une des incarnations de la rationalité. C’est en ce sens que je comprends l’existence de ce prix « Science et Laïcité » dont vous m’honorez aujourd’hui.

Pierre Larousse, dans son chef d’œuvre inégalé, le grand dictionnaire encyclopédique du 19ème, donne une définition de la rationalité que je ne résiste pas à vous rappeler :
« Le véritable rationalisme n’est pas celui qui attribue à la raison une puissance qu’elle ne possède pas en réalité. C’est celui qui se borne à proclamer que, dans l’état actuel de nos connaissances et de nos habitudes, il serait ridicule d’accepter sans examen des enseignements donnés avec une autorité prétendument indiscutable. Tout examiner, tout peser avec réflexion, tel est le rôle le moins contestable de la raison. Elle examine toutefois sans afficher la prétention de prononcer ensuite des sentences sans appel possible, mais uniquement avec la prétention d’approcher le plus possible de la vérité »

Armée de cette exigence de rationalité, la laïcité rencontre naturellement sur sa route les structures constituées qui font des croyances leur fondement, et qui prétendent trop souvent en tirer un droit au pouvoir dans la société.

Il y a bien sûr les religions révélées, et l’assassinat de Samuel Paty il a un an nous a rappelé cruellement l’acuité de la réflexion de Frederic II qui considérait comme « un danger pour la république toute personne pensant avoir un lien privilégié avec la divinité ». De compromission en lâcheté, à force de fermer les yeux, on finit par se réveiller un jour devant l’horreur indicible. La lutte de la laïcité contre les religions révélées a son pendant dans la nécessité pour la science de s’autonomiser des religions. C’est un combat sans cesse recommencé que de reconquérir contre les croyances la liberté de penser les débuts de l’univers ou la position de l’homme dans la nature. Les attaques des créationnistes de toute origine contre la théorie de l’évolution, ou contre la cosmologie du Big Bang nous rappellent que le combat de Galilée n’est jamais définitivement gagné.

Mais les religions révélées ne sont pas les seules menaces contre la laïcité. On a vu au cours du 20ème siècle les religions séculières revendiquer le pouvoir de dominer la société. Il n’est pas surprenant d’ailleurs qu’elles se soient heurtées aux religions révélées qui avaient la même prétention. Les religions séculières ont vocation à gouverner une société au nom d’une idéologie. Idéologie raciale dans le cas du nazisme, qui heureusement s’est opposée à la science, a décimé ses forces de recherche, et s’est opportunément privée d’une arme qui lui aurait assuré la domination sur le monde. Idéologie sociale dans le cas du communisme incarné dans l’ère stalinienne. L’histoire de Trofim Lyssenko, prétendant imposer une « génétique prolétarienne » qui ne fût pas celle du moine Gregor Mendel, et détruisant l’agriculture soviétique, persécutant les vrais scientifiques comme Nikolai Vavilov et parachevant son œuvre par la grande famine et quelques millions de victimes, est là pour nous rappeler que ces religions séculières aussi ont leurs inquisiteurs et leurs bûchers. On ne peut que se réjouir de ce que la communauté scientifique française, pourtant alors largement influencée par le marxisme, ait su défendre le droit de chercher. Face à un Aragon qui se déshonorait en défendant un lyssenkisme auquel de toute façon il ne comprenait rien, se trouvaient un Jean Rostand revendiquant le « droit de regarder ses grenouilles sans y voir une preuve de la lutte des classes », et un Jacques Monod prenant ses distances d’avec l’idéologie mortifère qui prétendait lui dicter la façon de comprendre le vivant.

On retrouve dans cette histoire les ingrédients de la lutte pour la laïcité, c’est-à-dire l’indépendance du savoir vis-à-vis de la croyance, et le refus de son asservissement au pouvoir. Les religions séculières, tout comme les religions révélées, ont leur clergé, leurs dogmes, leurs procès en sorcellerie. Elles jugent d’un énoncé non pas par sa capacité à rendre compte des faits, non pas par la rationalité de ses arguments, mais par sa compatibilité avec un dogme préétabli.

Il est malheureusement donné à notre époque, et particulièrement dans les sociétés occidentales quelque peu sevrées des deux premières formes de religion, de voir naitre une troisième forme de religion, les religions moutonnières.

Les religions moutonnières sont une forme de croyance qui prospère sur la disqualification de l’expertise scientifique, et sur l’illusion de pouvoir acquérir le savoir nécessaire pour comprendre des multiples aspects d’une question en lisant trois notices de wikipedia et une interminable litanie de bavardages sur les réseaux sociaux.

Ces religions moutonnières produisent ceux que Pascal appelait les « demi savants qui gâtent tout ». Elles sont multiformes et caractérisées par l’abondance de convictions qui se dispensent de preuves par la répétition des affirmations.

Ces religions moutonnières sont des modes intellectuelles qui s’affranchissent de la rigueur des raisonnements par l’inventivité du vocabulaire. Elles prennent parfois la forme de l’admiration mystique d’une nature bienveillante, héritage d’un Rousseauisme mal digéré. D’autre formes donnent naissance aux multiples théories du complot qui font de la France, pays de Pasteur, le pays qui est le plus méfiant vis-à-vis des vaccins.

Elles font fuir nos meilleurs savants en rendant suspect tout travail sur le génome, ce qui ne nous empêche pas, dans un singulier aveuglement, de nous féliciter quand ils reçoivent la récompense suprême pour des travaux qu’ils n’auraient pu faire en France.

Elles rendent inopérantes les tentatives de traçage de cas dans une épidémie, en prétextant un flicage qui n’est déjà que trop en place par le commerce en ligne. Elles conduisent à laisser croire à 69% de nos concitoyens, sans que notre gouvernement n’éprouve le besoin de rétablir la vérité, que l’électricité nucléaire émet du CO2, ce qui lui permet de dépenser des sommes vertigineuses pour décarboner une électricité déjà décarbonée.

Les religions moutonnières s’opposent à la science, avec la meilleure conscience du monde. Faudra-t-il attendre une épidémie de diphtérie dans une population en dessous du seuil de couverture vaccinale pour comprendre que l’ignorance tue tout aussi sûrement que le fanatisme ou l’idéologie ?

Les religions moutonnières ont, elles aussi leurs inquisiteurs, leurs gardiens du dogme. Récemment un ouvrage s’attaquait aux « gardiens de la raison », l’un de ces gardiens honnis étant la récipiendaire du prix l’an passé, l’autre le président du jury de cette année. Il n’est pas surprenant que nos nouveaux inquisiteurs s’attaquent à vous, leurs ennemis les plus coriaces.

Ils ont des prédécesseurs. Au XVII siècle, le père François Garasse s’était fait une spécialité de dénoncer comme impie, hérétique, autrement dit, bons à brûler, tous les esprits libres qui avaient le malheur de ne pas penser selon la saine doctrine et de ne pas courber la tête devant l’idéologie dominante. A son tableau de chasse, Théophile de Viau jeté en prison, et Vanini brulé vif. Dans sa remarquable « Lettre au Prince de *** sur les écrivains accusés d’impiété », Voltaire remarque perfidement :
« Le jésuite Garasse et le jésuite Hardouin trouvent partout des athées. Force moines, ou gens pires que moines, craignant la diminution de leur crédit, ont été des sentinelles criant toujours : Qui vive ? l’ennemi est aux portes ».

Toutes les religions, révélées, séculières ou moutonnières ont leurs « Père Garasse ». Les religions moutonnières ont d’autant plus de facilité à s’appuyer sur eux que la nature même de la démarche scientifique leur échappe. Si la seule valeur est dans l’énoncé lui-même il suffit de mettre en face à face, dans un de ces pitoyables match de catch que nos media affectionnent, un « pro-réchauffement climatique » et un « climato-sceptique », un « pro-vaccin » et un « antivax » pour penser contribuer à éclairer le public : on a juste gommé la démarche logique, le raisonnement, la validation par les pairs, qui sont la racine même de la démarche scientifique.

Si la seule valeur est dans l’origine de l’énoncé, il suffit de disqualifier tout scientifique par le fait qu’il ait travaillé dans le domaine, voire, horresco referens, collaboré avec ceux qui en tirent profit dans l’industrie, et ainsi tout le monde aura une opinion légitime sur les OGM sauf les généticiens, sur le nucléaire, sauf les physiciens, sur les vaccins sauf les immunologistes. Et la quête obsessionnelle du conflit d’intérêt tient lieu de raisonnement.

La religion moutonnière est une maladie de gens pressés, d’un monde qui ne veut plus prendre le temps de décortiquer un raisonnement, d’analyser les étapes qui construisent une vérité scientifique, d’attendre que ce travail soit reproduit, compris, digéré, et comme absorbé par la communauté scientifique. Je ne dis pas que cette procédure de digestion soit parfaite, mais c’est ce que nous avons de mieux comme antidote.

Ce n’est pas simplement un contresens sur la valeur de la science, c’est un contresens sur la nature même de la science, sur ce caractère de bien commun, de connaissance construite comme une série d’étapes vers une connaissance plus approfondie, et qui se soumet au juge de paix suprême : la cohérence du raisonnement et la confrontation avec la réalité.
Ce bien commun ne peut vivre qu’avec une exigence sans faille d’intégrité. Tout comme Kant désapprouvait, au nom de la société, le « prétendu droit de mentir », pratiquer, admettre ou couvrir la fraude scientifique sape les fondements mêmes de la science.

Ce bien commun ne peut vivre sans la liberté de chercher. Interdire de chercher à comprendre au nom d’une injonction des religions, révélées, séculières ou moutonnières, est un premier pas vers l’asservissement du savoir au pouvoir.
Ce bien commun est un outil intellectuel pour la laïcité car de par sa nature même, il doit distinguer ce que l’on sait et que l’on peut prouver, de ce que l’on croit et qui relève de la conviction et non du savoir.

Le moment est venu de conclure. La laïcité, comme la science, prône le primat de la raison sur la conviction, du savoir sur la croyance. Le refus de donner le primat à la croyance, et surtout à une croyance qui se penserait supérieure aux autres, la conduit souvent en conflit avec les religions, qu’elles soient révélées, séculières ou moutonnières. La science apparait donc comme une alliée de la laïcité, non pas tant parce qu’elle s’oppose aux croyances, mais parce qu’elle permet de les identifier et qu’elle leur dénie fermement le statut de savoir.

Et quoi de plus approprié, pour un prix de la laïcité, que de vous donner en terminant cette citation de Alain, grande figure laïque et radicale, qui me semble particulièrement bien sentie contre les illusions de la religion moutonnière :
« Il y a des "gloutons d’idées" dont la caractéristique est qu’aussitôt qu’on leur fait briller quelque opinion d’apparence raisonnable, ils se précipitent la bouche ouverte et avalent l’appât, l’hameçon et la ligne, en invoquant ensuite le droit à l’erreur commise de bonne foi... »


Voir aussi la rubrique Prix de la Laïcité 2020-2021 dans Prix de la Laïcité (note du CLR).


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