Revue de presse

"Une République au rabais" (J. Julliard, Marianne, 29 mai 15)

30 mai 2015

"Qui donc disait que ce pouvoir manquait d’esprit de décision ? Quand il s’agit, pour lui, de passer en force contre ses propres troupes, professeurs, intellectuels, parents, anciens ministres, comme à propos de la réforme du collège, il ne craint personne. Il trouve soudain cette vigueur, cette audace provocatrice qui lui a tellement manqué contre les patrons voraces, les banquiers spéculateurs, les « bonnets rouges » antifiscaux.

Les opposants à la réforme ne méritaient-ils du moins un peu d’écoute et quelques égards ? Qui croira que sept syndicats enseignants sur neuf, qui se sont mis en grève non pour les salaires, mais pour une certaine idée de l’enseignement, étaient des ennemis de l’école ? Que des « pseudo-intellectuels » comme Onfray, Debray, Nora, Bruckner, d’Ormesson étaient des antidémocrates ? Que d’anciens ministres comme Jean-Pierre Chevènement et Jack Lang, François Bayrou et Luc Ferry étaient mal informés des problèmes de l’enseignement aujourd’hui ? Pourquoi donc les ignorer, les humilier même, quand le ministère n’a pas craint de publier sous son timbre les élucubrations langagières de didacticiens en folie ?

Faisons le point. J’aurais excusé, voire compris, l’imposition brutale de solutions que je désapprouve si elles avaient eu au moins pour but de répondre à la question que la ministre avait elle-même posée : comment faire cesser ce scandale majeur, que plus de 20 % des élèves entrent en sixième sans savoir lire couramment ? J’ai beau chercher, je ne vois rien dans ce qui nous est proposé, ou plutôt imposé, qui contribue à cet objectif. Au contraire. Au lieu du renforcement des deux disciplines fondamentales, le français et les mathématiques, qui sont en cours d’effondrement, je ne vois que saupoudrage et bricolage, qui sont les deux mamelles des petits génies de la Rue de Grenelle. A la demi-journée d’activités périscolaires péniblement installée par Vincent Peillon pour faire passer en douceur auprès des syndicats la remise en question de la désastreuse réforme Darcos des rythmes scolaires s’ajouteront désormais les 20 % de travaux pratiques interdisciplinaires, qui iront du jardinage et de l’aéromodélisme jusqu’à « l’accès » à la civilisation romaine, en passant par le développement durable. Fallait-il encore, pour faire avaler la pilule de la suppression des classes bilangues destinées à ceux qui sont capables de les suivre, imposer simultanément dès la cinquième deux langues vivantes étrangères à des élèves incapables de parler français ? Pas un pédagogue sérieux n’approuvera un tel gavage compensatoire, destiné à l’opinion publique plutôt qu’à des élèves qui n’en peuvent mais. La vérité est qu’on a mis la charrue devant les bœufs, et la réforme des collèges avant celle du primaire, qui mériterait pourtant toute notre attention. C’est là que se forment les inégalités majeures, c’est là qu’éclate l’échec des apprentissages de base.

Allons plus loin. Je n’aime pas la République au rabais dans laquelle on est en train de nous faire entrer, où, sous prétexte de lutte contre l’élitisme, on impose à tous la même médiocrité. Car la haine de toute distinction intellectuelle est le fondement le plus sûr de la distinction sociale la plus injuste. Qui commande dans une démocratie ? Les plus capables. Qui commande dans une ploutocratie ? Les plus riches. Ce n’est pas pour rien que les éléments les plus « éclairés » du patronat et des classes dominantes ont approuvé si hautement la réforme que nous propose aujourd’hui la gauche, la même que celle qui inspire depuis si longtemps la droite. On renvoie aux pelotes Platon, Virgile et Nietzsche le jour où l’on fait du numérique la panacée de tous nos problèmes. Comme technique instrumentale, le numérique est la meilleure des choses. Comme idéologie de remplacement, c’est un miroir aux alouettes.

Parlons clair : j’ai peur qu’à force de modernisation et sous prétexte d’adaptation à la dureté des temps la gauche ne soit en train de perdre la bataille de la culture. On a cru longtemps que la nomination de Fleur Pellerin, grande technicienne de l’informatique, Rue de Valois relevait d’une erreur de distribution. Ses propos sur Patrick Modiano, le dernier de nos Nobel, ont pris la même valeur symbolique que naguère ceux de Nicolas Sarkozy sur la Princesse de Clèves. Dans toute civilisation, la culture est un instrument de résistance indispensable aux formes destructrices du changement. C’est pourquoi, dans un article célèbre, Hannah Arendt, qui n’avait rien de rétrograde, associait l’enseignement au conservatisme. On conserve bien les œuvres d’art. Et même les hypothèques... Pourquoi pas les valeurs essentielles de notre civilisation ? Les plus grands noms de notre histoire de l’enseignement, de Condorcet à Jules Ferry et Paul Langevin, les plus hauts symboles de la gauche républicaine, de Michelet à Marc Bloch, de Jaurès à Mitterrand en passant par Blum ont pensé de même. Aucun d’entre eux n’a jamais pensé que la culture des pauvres devait être une culture pauvre. C’est pourquoi Danièle Sallenave a eu raison d’écrire que « la gauche adopte par décret une réforme contraire à ses principes » (le Monde, 24 mai 2015). Pour ma part, je ne parviens pas à m’y résigner."

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