"Slama, l’intellectuel qui rompt avec la “rupture” " (Marianne, 9 mai 09)

20 mai 2009

Le très gaulliste éditorialiste du “Figaro” dénonce la régression démocratique en cours, aggravée par le style de l’ "hôte de l’Elysée".

par Alexis Lacroix

Longtemps et jusqu’à très récemment, la droite française s’est couchée de bonne heure. Un intellectuel de sensibilité libérale, l’historien et politologue Alain-Gérard Salma, est en train de l’obliger à se réveiller. Prolongeant des réflexions entamées il y a près de quinze ans dans son essai La Régression démocratique, Slama ne signe pas, avec La Société d’indifférence, un énième exercice théorique sur la France qui tombe et qui trébuche. Car La Société d’indifférence est le manifeste enlevé d’un de ces “journalistes transcendantaux” chers à Maurice Clavel, dont le souci de la France n’a d’égal que leur attachement à sa tradition républicaine.

Depuis le premier septennat miterrandien, nul n’ignorait que les atteintes grandissantes à la cohésion républicaine étaient devenues une hantise pour l’éditorialiste du Figaro. Face à l’amenuisement de la fonction de Premier ministre, face au réveil des passions identitaires souvent encouragé par l’exécutif, face aux entorses répétées à la laïcité, face aux projets de discrimination positive et de statistiques ethniques [1], face au fichage des citoyens, face au danger de reprise en main du pouvoir judiciaire et de l’audiovisuel public, on retrouve Slama au sommet de sa combativité. Le disciple d’Aron y ranime l’esprit du philosophe Alain, marquant la IIIe Répubique finissante dans sa lutte solitaire de citoyen contre les pouvoirs. Parce que le gaulliste Slama, républicain modéré mais modéré avec passion, est convaincu de la “prégnance de l’individualisme républicain dans notre culture”, il attend et espère le retour de la France au cours le plus intérieur de son héritage, cette “révolution humaniste qui […] a imprégné la pensée républicaine jusqu’à nos jours”. Son livre fraye donc une voie alternative : la rupture avec la “rupture”.

Rupture avec la rupture ? Certes, le président de la République n’est jamais désigné par son nom. Tantôt “actuel hôte de l’Elysée”, tantôt “prince président”, il a beau s’éclipser derrière les épithètes génériques, il n’en est pas moins le premier destinataire des développements de Slama. Mais le libéralisme de l’auteur le prévient contre toute personnalisation excessive de son propos. S’il tance sévèrement le prince en place, c’est dans la mesure même où celui-ci représente, à ses yeux, le catalyseur d’une régression démocratique entamée il y a trente ans. Ou l’aggravateur d’une pente déjà ancienne à la “dérépublicanisation” [2], pour employer un terme que Slama emprunte à Péguy.

“Qu’est-ce donc que la République ?” s’interroge inlassablement l’auteur de La Société d’indifférence. Une chose est sûre, pour lui : celle-ci est un régime de droit qui ignore les groupes, tous les groupes, et ne prend en considération que les individus. Or, tant sur le plan institutionnel que sur celui des principes philosophiques, cet “individualisme républicain” est aujourd’hui mis en ballotage. Il se voit ignorer et piétiner, dans une indifférence et une apathie dont l’auteur se demande si elles trahissent un racornissement temporaire ou, au contraire, durable de la “passion de la liberté”. Cet individualisme républicain est malmené, surtout, par des forçages en chaîne auxquels le président n’est jamais étranger et qui révèlent en pleine lumière la vérité de cette “rupture”, plus proche, selon l’auteur, du champ de ruines que de l’initiative salvatrice.

Le premier forçage est institutionnel. Dans des pages saisissantes, Slama ouvre son réquisitoire en interpellant la volonté de Sarkozy d’“éffacer le Premier ministre” et, plus largement, son obstination à prendre des libertés avec toutes les médiations institutionnelles de la Ve République. Le pessimisme méthodique de l’auteur tient justement à sa stupeur face à la faiblesse des réactions suscitées, depuis deux ans, par ces entorses répétées. Face à un comportement présidentiel qui relève davantage de l’“arbitraire” que de l’“autoritarisme”, Slama regrette que prévale une désinvolture résignée : “On descend plus facilement dans la rue pour défendre un salaire ou un statut que pour condamner le viol d’un principe”.

L’irrévérence anesthésiée

Slama est un libéral, au vrai sens de ce terme. Il a foi dans les ressources du libre arbitre individuel pour mettre les pouvoirs, tous les pouvoirs, en question. Mais le simililibéralisme qui s’est installé sous le nom de « néolibéralisme » a anesthésié l’esprit d’irrévérence. Développant les intuitions du sociologue américain Albert O. Hirschman sur le « désinvestissement civique » [3], Slama n’hésite pas à écrire que la France de 2009, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est bien plus menacée par l’indifférence - par l’« aboulie », suggère-t-il - que par la « volonté de puissance » du chef de l’Etat. Et pour cause : l’indifférence a été une auxiliaire de choix du président de la République dans son deuxième forçage : celui du caractère indivisible et laïc de la République.

A l’encontre de nombreuses voix lénifiantes qui ont cherché à minimiser l’importance de cette rupture, Slama interprète le discours du président à Saint-Jean-de-Latran non seulement comme « une instrumentalisation de la religion », mais surtout comme un infléchissement du compromis laïc vers une philosophie de l’ordre moral, dont il avait précédemment exposé la formule dans Le Siècle de M. Pétain [4]. Philosophie d’ordre moral ? « Tout un pan de la réalité contemporaine fait écho à l’idéologie traditionaliste, cléricale, communautaire, et surtout identitaire, au sens ethnique et religieux, qui a caractérisé la Contre-Révolution », écrit-il. Slama pointe une tentation récurrente de la tradition contre-révolutionnaire, consistant à faire de la religion le garant de l’ordre social. Une tentation théorisée jadis par Charles Maurras, mais à laquelle de nombreux adeptes contemporains du multiculturalisme ne trouvent paradoxalement rien à redire, jusques et y compris dans les rangs socialistes.

C’est là un des plus précieux leitmotiv de l’auteur : l’humanisme républicain, parce qu’il est un universalisme, ne repose pas sur les différences, mais sur les ressemblances. Or, constate Alain-Gérard Slama, loin de mettre un coup d’arrêt à l’« horreur identitaire », qui valorise les différences comme telles, l’accession à la magistrature suprême de Nicolas Sarkozy a aiguisé ce phénomène.

Les récents débats autour de la discrimination positive et, très récemment, des statistiques ethniques, auxquels l’auteur consacre un chapitre frappant, parachèvent ce tableau de la dérépublicanisation de la France. Car ils ont mis en lumière la vulnérabilité du modèle de laïcité à la française en ce début d’an III du sarkozysme. Si Slama est l’un des rares intellectuels, avec la philosophe Blandine Kriegel, à avoir pris publiquement position contre les statistiques ethniques, c’est parce que, à l’aune de la laïcité intégrale dont il se réclame toute altération du « code » républicain, au nom d’une déconstruction prétendument postmodeme de sa cohésion laïque, ne peut que déchaîner ce qu’il appelle l’« horreur identitaire ».

Mais cette « sarabande des identités » s’avère être, comme en photographie, le révélateur d’une altération plus fondamentale : celle qui touche à la conception même de la personne humaine. Par-delà les atteintes à la laïcité et à la séparation des pouvoirs, le mélange d’identitarisme et de culte du mouvement qui compose le précipité « rupturiste » entraîne une « révolution culturelle ». Une révolution culturelle qui fait table rase de l’héritage humaniste. On a coutume de présenter la « rupture » sarkozyste comme une notion uniquement politique. Slama rappelle qu’elle est bien plus que cela, qu’elle est une philosophie de l’existence à l’aune de laquelle quelques-unes des données immédiates de la personne humaine sont bouleversées : non seulement les individus cessent de s’éprouver « partie prenante de l’écriture du roman national », mais, surtout, effaçant la leçon de Montaigne, l’identité - fût-elle l’identité nationale - est placée au-dessus des individus.

« Le mot « identité », admet l’auteur, n’a jamais été, certes, en France, un gros mot, dès lors qu’il désigne la construction de la personne par le moi qui l’unifie. » Mais, ajoute-t-il, « dans la mesure où la conception humaniste de cette personne est plurielle, le monisme implicite de la notion d’identité, employée sans précaution, peut faire l’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un concert ». Le sujet modelé par l’identitarisme contemporain s’oppose à l’homme tel qu’il était envisagé classiquement par l’humanisme européen. Depuis la Renaissance, l’individu a été dépeint non comme un, mais comme « ondoyant », pour reprendre l’expression de l’auteur des Essais. Ondoyant, c’est-à-dire, ajoute Slama, « pluriel, imprévisible, divers selon ses champs d’activité, et unifié par sa seule volonté et sa seule raison ».

« Totalisme » identitaire

On comprend, à le lire, que ce sont ces individus-là qui ont édifié métaphysiquement la République. Si celle-ci se défait, c’est dans l’exacte mesure où les hommes « ondoyants » se raréfient. Car, ajoute l’auteur, « par rapport à cet idéal de liberté, la notion d’identité est totalitaire : elle enferme le sujet dans une appartenance, une religion, une différence, qui le totalisent, qui prétendent le définir tout entier et dont il doit à chaque instant répondre ». De ce point de vue-là, le sarkozysme a le mérite de la cohérence. Revenant sur l’échange qui a opposé, en mars 2007, le futur chef de l’Etat au philosophe Michel Onfray, dans les colonnes de Philosophie Magazine, Slama cite les analyses du candidat UMP sur les causes de certains comportements déviants, « j’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile […] II y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés. Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. » [5].

Cette croyance dans la prédisposition génétique de certains comportements renvoie à une « notion compacte, globalisante, englobante d’identité ». Un « totalisme » identitaire dont rien ne lui semble plus urgent que de faire table rase.

[1Statistiques ethniques. Instruments de mesure controversés de la diversité sur la base de critères ethno-raciaux, elles font actuellement l’objet d’un vif débat.

[2Dérépublicanisation. Terme forgé par Charles Péguy (1873-1914), qui voulait désigner par là l’infidélité aux principes républicains. Pour l’auteur de Notre jeunesse, cet abandon expliquait toutes les crises traversées par la France.

[3Albert O. Hirschman. Sociologue et économiste américain (né en 1915), il est à l’origine de distinctions fondamentales des sciences politiques contemporaines. on lui doit la théorisation des trois choix que les individus ont à leur disposition lorsqu’ils sont mécontents :

  • le repli sur la sphère privée ;
  • la loyauté ;
  • enfin, la protestation.

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