Remise des Prix de la laïcité 2014

VIDEO Prix de la Laïcité 2014. Shoukria Haïdar : "Impossible d’accepter le pouvoir des talibans" (Prix de la Laïcité, 27 oct. 14)

Présidente de l’association NEGAR-Soutien aux femmes d’Afghanistan. Prix international de la laïcité 2014. 9 novembre 2014

Je remercie Mme Anne Hidalgo, maire de Paris, M. Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République et les membres du jury du Prix Laïcité République qui m’ont fait l’honneur de m’inviter aujourd’hui et de m’attribuer le Prix international de la Laïcité.

Je vais tout d’abord tenter d’exprimer ici le sens de mon engagement, puis je dirai où, dans ce parcours qui est le mien, j’ai rencontré la laïcité, et quel espoir je mets en elle.

Mon engagement a commencé en 1996 lorsque j’ai appris que les taliban avaient pris Kaboul. J’étais alors en France. J’en ai été bouleversée, parce que je connaissais les taliban, je savais de quoi ils étaient capables, et ce que cela voulait dire. Personne ne savait cela en France, ce qui est normal. C’était à moi de le faire comprendre aux Français. Si je ne le faisais pas, si je restais inactive, si je ne le dénonçais pas, cette passivité faisait de moi une complice des taliban Je me sentais dans l’obligation absolue de le faire.

Cela a été le moment le plus douloureux de ma vie.

Dans cette circonstance terrible, je ne savais pas vers qui me tourner : je ne savais rien de l’organisation institutionnelle de la France, ni des associations de défense des droits des femmes, ni des instances de défense des droits humains. Je ne savais pas à quelle porte frapper, ni où, ni à qui m’adresser.

J’ai alors rencontré une journaliste française. Elle m’a dirigée vers l’Union des femmes françaises qui était en train de préparer pour la semaine suivante un congrès International des femmes, à la Plaine Saint-Denis. La présidente de l’Union des femmes françaises, Sylvie Jan, après m’avoir entendue, m’a accordé deux minutes de temps de parole à l’ouverture du congrès pour dire ce qui se passait à Kaboul.

En quoi était-il impossible d’accepter le pouvoir des taliban ? Pour la première fois dans l’histoire de l’Afghanistan, la totalité des droits des femmes était éradiquée par décrets officiels : le droit de travailler, de se soigner, de sortir de chez elles, de porter des vêtements blancs, l’obligation leur était faite de porter le tchadri. Pour l’ensemble de la population, il était désormais interdit d’écouter de la musique, d’aller au cinéma, les hommes étaient obligés de porter la barbe. C’était inacceptable !

Déjà trois états (l’Arabie Saoudite, le Pakistan et les États Arabes Unis) avaient reconnu l’État taliban. L’Europe s’apprêtait à suivre. Il fallait absolument empêcher cela.

Dans ce congrès, il y avait de très nombreuses femmes militantes ainsi que des responsables politiques venues du monde entier, dont certaines étaient très connues. Ma brève intervention a été accueillie très chaleureusement : elles se sont levées et ont applaudi de longues minutes ma prise de parole. Parmi elles, se trouvaient Yvette Roudy, ancienne ministre des Droits de la femme de François Mitterrand, Marie-George Buffet, Antoinette Fouque, Danièle Mitterrand et Ségolène Royal... et tant d’autres qui sont venues me voir.

Ce congrès des féministes mondiales a permis de gagner beaucoup de temps.

Yvette Roudy, alors députée du Calvados, m’a demandé ce jour-là de lui faire une note sur la situation de péril de l’Afghanistan. Je lui ai remis un rapport de 17 pages, sur lequel elle s’est appuyée, en commission à l’Assemblée Nationale, en ma présence, pour évoquer la situation de l’Afghanistan.

Par la suite, de 1996 à 2001, j’ai appris à connaître, au fil des années et de rencontres multiples, l’existence et l’importance du mouvement féministe en France et dans le monde. J’ai également rencontré les mouvements qui défendent les droits humains :
Amnesty International, La Ligue des Droits de l’Homme, les syndicats – dont les syndicats enseignants – les partis politiques, les loges féminines franc-maçonnes, le Parlement et les institutions européennes, les diverses instances des Nations Unies. Partout, j’ai été invitée à témoigner.

J’ai appris ce qu’était la laïcité d’Etat, et les bienfaits de la laïcité, telle qu’elle a été mise en place en France.

Dans la même période, j’ai été reçue par les sept femmes ministres du gouvernement de Lionel Jospin qui ont fait bloc pour apporter leur soutien à NEGAR.

Puis Lionel Jospin, lui-même, m’a invitée dans son bureau, à Matignon. « Je vous rassure, m’a-t-il dit clairement, la reconnaissance des taliban ne passera pas par la France, et nous ferons tout pour qu’elle ne passe pas par l’Europe. »

Toutes ces années de lutte ont permis d’arrêter le mouvement taliban, et de mobiliser l’opinion internationale en faveur des femmes afghanes.

Durant cette période et depuis la création de NEGAR-Soutien aux femmes d’Afghanistan en 1996, un millier de manifestations diverses ont eu lieu à l’initiative de NEGAR ou auxquelles NEGAR a participé. Je me suis déplacée pour parler des femmes afghanes dans la plupart des villes de France et d’Europe, au Parlement européen, aux Etats Unis, et même auprès de la Banque mondiale…

21 comités locaux, plus de mille bénévoles, travaillaient pour l’association NEGAR. Dans de nombreuses villes en France, mais aussi en Allemagne, en Belgique, aux USA, en Suède etc…

Au bout du compte, la reconnaissance de l’état taliban a été bloquée et un large soutien aux femmes afghanes a été mis en place. Nous avons obtenu le soutien des responsables politiques européens. Même, un jour, la grande duchesse du Luxembourg m’a téléphoné personnellement.

En 2001, à la chute des taliban, une nouvelle étape s’ouvrait. Il s’agissait de reconstruire l’Afghanistan avec tous les soutiens venus du monde entier. Ces soutiens, mobilisés en priorité en faveur des droits des femmes afghanes, ont grandement participé à la reconstruction de l’Afghanistan : c’est bien grâce à cette mobilisation que les aides internationales lui ont été accordées.

Depuis 2001, les femmes afghanes ont repris leur travail, elles se sont fait une place légitime à l’Assemblée nationale et au Sénat, les droits des femmes, enfin, ont été reconnus. Aujourd’hui, plus de 3 millions de petites filles se rendent à l’école. Dans toutes les universités, et dans toutes les branches du savoir, les filles poursuivent leurs études.

En 2004, une nouvelle Constitution de l’Afghanistan a été votée ; dans son article 22, est inscrite l’égalité de droits et de devoirs entre les femmes et les hommes d’Afghanistan. Après le départ des taliban, alors que les populations de l’Afghanistan, exaspérées contre les taliban et leurs pratiques à l’égard des femmes, s’ouvraient avec la plus grande détermination aux droits des femmes, NEGAR a largement participé à cette mobilisation dans le cadre de la préparation de la Constitution, afin d’y faire inscrire les droits des femmes.

Que dit la Constitution sur le plan qui nous intéresse aujourd’hui ?

L’Islam est la religion de l’État qui a l’obligation de respecter les principes de l’Islam. L’Afghanistan n’est donc pas un pays laïc ; il est cependant géré par une Constitution. Celle-ci reconnaît en outre aux minorités le droit de pratiquer leur religion. Elle reconnaît également les engagements internationaux dont l’Afghanistan est signataire, tels les traités et chartes internationaux garantissant les droits de l’homme, ceux des enfants, ceux des femmes. La liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté politique, d’association et le droit de grève sont assurés par la Constitution.

Quant à la laïcité, quel rôle peut-elle jouer en Afghanistan ? Depuis 35 ans, les conflits idéologiques et religieux ont fait plus de 4 millions de morts et 3 millions de blessés et handicapés, pour une population évaluée, il y a 20 ans, à 20 millions environ. Ces conflits ont en outre contraint la majorité de la population à se déplacer, ou à émigrer.

Aujourd’hui l’Afghanistan est confronté à des problèmes multiples avec les extrémistes de tous bords. Les bombes explosent tous les jours. Tous les jours, 10 à 20 personnes sont tuées par des explosions ou des attentats-suicides, et autant sont blessées ou handicapées.

Sunnites, Chiites, Ismaélites, Wahhabites, groupes Taliban, réseaux tels Haqqani, - tous divisés eux-mêmes en divers sous-groupes, à l’intérieur de l’Afghanistan et à l’extérieur, principalement à la frontière pakistanaise -, sans compter la nouvelle progression de Daesh…

Chacun de ces groupes religieux veut prendre le pouvoir pour imposer son interprétation de la religion, offrant un visage de l’Islam extrêmement menaçant, dangereux et propice à l’insécurité. Si cela continue, on se dirige vers des affrontements terribles !

Est-ce que, dans ce contexte, la laïcité peut-être un moyen pour l’Afghanistan de dépasser ses difficultés actuelles ? Pourrait-elle sauver ce pays ?

Les Afghans dans leur majorité sont très réservés, voire hostiles, sur la laïcité.

Les milieux populaires n’en ont jamais entendu parler, et ne s’en soucient pas.

Dans les milieux politisés, il y a une grande hostilité quant à la définition de « laïc » et de « laïcité ». Tout d’abord, le mot n’a pas d’équivalent en persan. La laïcité, dans la culture collective, équivaut à une idéologie « anti-croyant », « anti-religion », « anti-Islam » et le laïc est considéré comme celui qui s’oppose à la religion.

On voit combien la notion elle-même est mal comprise et mal interprétée, du fait d’une mauvaise traduction, qu’elle soit volontaire ou involontaire.

Il y a donc un important travail à faire pour expliquer avec clarté et lucidité ce qu’est la laïcité, qui, à mes yeux, est le respect de chacun, de chaque religion, de chaque groupe. La laïcité qui crée un espace où l’on peut s’expliquer par la parole, par l’échange et par la tolérance et non par la violence.

Peut-on créer cet espace où les problèmes et les conflits se règleraient par la raison et la logique, dans le calme et le respect ?

A côté des groupes que j’ai cités, existent heureusement d’autres groupes mieux informés, composés de gens plus jeunes en capacité de s’exprimer et d’expliquer, qui ont accès aux moyens d’information modernes, aux réseaux sociaux, et qui comprennent le bien-fondé de la laïcité. Ils essayent d’approcher du sens de la laïcité, d’en donner une définition juste.

Ils voient en elle un moyen de régler les conflits, de mettre en oeuvre un processus paisible pour respecter les croyances religieuses et philosophiques de chacun, pour vivre en paix en Afghanistan et avec le monde entier.

C’est ce chemin vers la laïcité que j’appelle de mes voeux, pour sortir enfin des difficultés de tous ordres, politiques, sociales, économiques, et pour faire de l’Afghanistan le pays paisible et prospère de demain.



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