Revue de presse

S. Beaud, G. Noiriel : "Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute" (Libération, 6 mai 11)

Stéphane Béaud, sociologue, ENS, auteur de "Traîtres à la nation" (La Découverte) et Gérard Noiriel, historien, EHESS. 9 mai 2011

"Une nouvelle fois le football français est l’objet d’un « scandale » déclenché cette fois non par la grève des Bleus mais par les révélations de Mediapart sur le projet de la DTN (direction technique nationale) d’imposer des « quotas » de binationaux dans le recrutement de jeunes joueurs (13 ans) dans ses propres centres de formation. [...]

En dénonçant le « racisme » des dirigeants de la DTN, les journalistes et les intellectuels critiques qui leur ont emboîté le pas, raisonnent comme si on pouvait mettre sur le même plan les blagues racistes (filmées) d’Hortefeux, la légitimation publique de la discrimination raciale par Zemmour et les propos de Laurent Blanc sur les qualités physiques spontanément attribuées aux Noirs dans le milieu du foot (tenus lors d’une réunion interne de travail, dans une « conversation à bâtons rompus » comme il dit).

En utilisant le même mot pour dénoncer des propos et des postures aussi hétérogènes, on court le risque de banaliser le racisme et d’aboutir finalement à un résultat en tout point opposé au but que prétendent poursuivre ceux qui se posent en porte-parole autoproclamés de la cause des Noirs. Cette grille de lecture passe-partout leur permet de se donner le beau rôle, tout en faisant l’économie des enquêtes sérieuses qui sont nécessaires si l’on veut comprendre et expliquer les problèmes actuels de la société française. Les entrepreneurs de morale alimentent ainsi un climat de suspicion qui ruine aujourd’hui les relations internes au milieu de la recherche. Discréditer les analyses qui visent à comprendre les comportements des acteurs sociaux en les présentant comme des formes de complicité avec « l’ennemi » revient à invalider la démarche propre aux sciences sociales.

Pour toutes ces raisons, nous refusons pour notre part de cautionner la polémique malsaine et d’un niveau intellectuel affligeant, visant à traquer les traces de « racisme » chez les protagonistes de cette affaire pour les jeter en pâture à l’opinion publique (« Laurent Blanc est-il "raciste" ? », reprennent en chœur les gazettes). Si l’on veut comprendre les véritables enjeux de cette affaire, il faut la resituer dans son contexte sportif et social et mettre en lumière les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur une institution comme la DTN au sein de la Fédération française de football.

En premier lieu, nous commencerons par rappeler que le football est sans doute aujourd’hui la pratique sociale qui contribue le plus à favoriser le « vivre ensemble » entre les jeunes des quartiers populaires, quelle que soit leur origine. Et ce n’est pas rien en ces temps de ségrégation urbaine et sociale croissante. C’est cette immersion du football dans les milieux populaires qui explique, fondamentalement, les contradictions dans lesquelles se débattent ceux qui le représentent au plus haut niveau, contradictions que les institutions d’élite auxquelles appartiennent (ou dont sont issus) la plupart des intellectuels critiques qui se posent aujourd’hui en juges ne risquent pas de rencontrer.

La réunion de la DTN qui est au cœur de la polémique actuelle a permis de mettre en lumière deux grands problèmes. Le premier est d’ordre institutionnel [...]. On ne peut rien comprendre à cette affaire si l’on oublie que le décret de la Fifa adopté en 2009 - supprimant la barrière de l’âge qui imposait à un joueur binational d’opter pour l’équipe nationale de son choix (la France ou le pays d’origine de ses parents) avant ses 21 ans - a modifié la donne en profondeur. Il a conduit les recruteurs des équipes nationales des pays du Sud (Algérie, Maroc, Sénégal, Côte-d’Ivoire, etc.) à démarcher activement les jeunes joueurs français pour les convaincre, avec force arguments, de jouer pour le pays de « leurs parents » (ce qu’ils vont appeler ensuite, une fois leur choix fait, le pays de « leur cœur »).

L’équipe de France qui vivait sur son acquis et son prestige (championne du monde 1998) a ainsi perdu ces dernières années, face à ses concurrents devenus agressifs sur ce « marché », beaucoup de joueurs formés en son sein. [...]

Ajoutons que les clubs professionnels privés sont aussi concernés par cette question des binationaux : avoir dans son équipe un joueur international accroît la valeur marchande de ce dernier, donc l’actif patrimonial du club. L’équipe de France est pour l’instant plus cotée sur le marché que les équipes africaines. Ainsi quand de tels joueurs optent pour l’équipe nationale de leur pays d’origine, ce choix dessert l’intérêt financier de ces nouveaux centres de profit que sont les clubs pros.

Comme on le voit la question des binationaux n’est pas anecdotique. La mission fixée à la DTN est de préparer une nouvelle équipe de France qui nous fasse rêver comme la « dream team » de 98. Bien sûr, les dirigeants des équipes nationales des pays d’où sont originaires un certain nombre de joueurs talentueux formés dans les clubs français utilisent tous les moyens dont ils disposent pour tenter, eux aussi, de réunir les joueurs les plus performants. Nous sommes donc ici en présence d’une contradiction flagrante entre des intérêts nationaux divergents avec, à l’arrière-plan, des enjeux économiques et politiques immenses (quand on sait l’importance prise par le football dans la fierté nationale d’un peuple). Cela ne justifie certes pas le projet de quotas mais éclaire fortement le contexte dans lequel il a pu surgir. Bref il n’y avait rien de scandaleux à ce que la DTN se saisisse de cette affaire d’importance pour le football français que constitue la fuite des binationaux vers les équipes de leurs pays d’origine.

Le deuxième problème qu’a mis en lumière cette affaire concerne le nouveau vocabulaire qui tend aujourd’hui à s’imposer au sein du football français. Lors de cette fameuse réunion de la DTN, le mot « Black » est revenu à plusieurs reprises dans la bouche des protagonistes. Avant de dénoncer son usage, il faut commencer par tenter de comprendre ce qu’il signifie dans le langage indigène actuel des « footeux ». Le football étant le sport de prédilection des classes populaires, depuis la Seconde Guerre mondiale il a toujours été massivement alimenté par les enfants d’immigrés. Ce qui s’est produit avec les Italiens, les Polonais, les Algériens se poursuit aujourd’hui avec les enfants des pays d’Afrique subsaharienne nés ou venus en France dans les années 1980-1990.

Le mot « Black » s’est progressivement imposé dans le football comme un terme générique pour désigner les joueurs issus de cette dernière vague d’immigration. Il renvoie moins à une catégorie raciale qu’à une catégorie sociale. La plupart des joueurs d’origine africaine qui se sont imposés au plus haut niveau ont en effet grandi dans les cités de la région parisienne (60 % des élèves des centres de formation en seraient issus), au sein de familles d’ouvriers (les pères de Diarra, Sagna, Diaby le sont). Ils ont connu la « culture de cité » qui s’est imposée dans la banlieue paupérisée et politiquement déstructurée des années 1990-2000. Cette histoire sociale particulière explique non seulement l’extraordinaire énergie que ces jeunes déploient pour s’en sortir par le sport, mais aussi, pour ceux qui sont les plus inscrits dans la culture de cité, certains traits de leur comportement qui contreviennent aux exigences du haut niveau (difficultés à respecter un certain nombre de normes : sociales, sportives, diététiques).

Il est certain que les cadres de la FFF, dont beaucoup sont issus des précédentes générations de la classe ouvrière (cf. Laurent Blanc, Aimé Jacquet, etc.), ont parfois du mal à comprendre les attitudes de ces jeunes. Ce qui explique (mais n’excuse pas) les connotations péjoratives prises par le mot « Black ». On peut penser que c’est cette acception du terme que Laurent Blanc a en tête lorsqu’il s’exprime dans cette réunion de la DTN en novembre 2010 dont le verbatim a été produit par Mediapart. En bref, son expérience de coach et ses discussions avec les éducateurs le conduisent à parler des « Blacks » pour désigner le groupe « déviant » des jeunes qu’il faut particulièrement surveiller et encadrer, non pas du fait de leur couleur de peau, mais de leurs caractéristiques sociales et de leur comportement modal dans la vie d’une équipe.

L’utilisation d’un mot emprunté au vocabulaire racial pour désigner ces jeunes est très critiquable d’un point de vue civique. Mais elle ne fait qu’illustrer le processus que nous avons décrit dans nos travaux sur l’ethnicisation/racialisation du discours social en France depuis les années 1980. Faut-il préciser que les responsables de la DTN n’ont pas eux-mêmes inventé ce vocabulaire ? Ce sont les politiciens, les journalistes, les intellectuels, bref les professionnels de la parole publique qui ont fabriqué, à partir des années 1980, par le biais des polémiques qui les ont opposés sur l’immigration, le lexique qui enferme les individus dans une identité ethnique ou raciale réifiée en occultant constamment leur identité sociale."

Lire "Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute".


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