Revue de presse

Riss : « Les traders de la laïcité » (Charlie Hebdo, 5 oct. 16)

9 octobre 2016

"À force de dénoncer les ravages du capitalisme débridé, ses délocalisations, ...ses licenciements spéculatifs et ses hedge funds, on a fini par oublier que le libéralisme voulait non seulement déréguler l’économie, mais aussi les rapports entre les individus. D’après les théoriciens du grand bazar de la mondialisation, chacun devrait apprendre à se débrouiller seul, et la loi votée par le Parlement devrait intervenir le moins possible pour combattre celle de la jungle. La foi inébranlable dans la capacité de régulation de l’économie et de la société par leurs propres acteurs ressemble au dogme d’une religion primitive. Pour le libéral, la loi ne doit être qu’un recours ultime, comme une poire à lavement qu’on sort quand tous les remèdes de bonne femme ont été essayés.

Guy Sorman, dans son nouveau livre [1], nous dévoile ses dernières concoctions de rebouteux libéral appliquées à un sujet explosif, la laïcité. Il affirme que la loi sur le voile serait responsable d’avoir fait « des musulmans des demi-citoyens ». Sorman applique aux questions de société les mêmes raisonnements auxquels il croit en économie : la loi bride et diminue l’individu, et ce n’est qu’en limitant l’interventionnisme législatif qu’il pourra s’épanouir.

Un autre libéral, Emmanuel Macron, attaque à son tour la laïcité [2] : « Le débat politique ne doit pas faire de la laïcité une arme contre le monothéisme. […] Je suis contre l’interdiction [du voile à l’université]. […] Au titre d’une laïcité revancharde, on en vient à sortir des citoyens des lieux de la République et à les confiner à l’écart, sans enrayer la montée du fondamentalisme, ni conforter la laïcité. » « Je ne demande pas aux gens d’être modérés, ce n’est pas mon affaire. » « Dans sa conscience profonde, je pense qu’un catholique pratiquant peut considérer que les lois de la religion dépassent les lois de la République. » Macron et Sorman refusent l’intervention de l’État pour réguler le marché des religions. Que le plus mystique gagne, et malheur aux perdants. Macron et Sorman sont les « Chicago Boys » des bénitiers. Les économistes américains surnommés ainsi, expérimentèrent leurs théories ultralibérales dans les années 1970 sur certains pays d’Amérique latine comme le Chili. Dans le numéro du 18 septembre 1993 du Figaro Magazine, Guy Sorman interviewait le Général Pinochet, qui renversa en 1973 le président Allende, et instaura une dictature qui tortura plus de 38 000 personnes et en fit disparaître 3 200 autres. « J’avais toujours évité de rencontrer Pinochet lorsqu’il était président : non qu’il fût le chef d’état le plus sanguinaire de la planète, mais il se réclamait du libéralisme tout en refusant le rétablissement de la démocratie », concède Sorman au Figaro Magazine. « Les Européens ont le sens inné de la loi, mais pas les Latino-Américains », répond alors Pinochet-le-libéral à Sorman-le-libéral.

Le sens inné de la loi ? Voilà pourquoi les Européens auraient moins besoin de lois qu’ailleurs dans le monde, selon le boucher de Santiago : ils ont ça dans le sang. Donc pas trop de lois pour réguler l’économie ou pour réguler les pratiques religieuses. Là-dessus, Pinochet et Sorman partagent la même bigoterie ultralibérale.

Mais depuis, Pinochet s’en est allé, Sorman est toujours là et, apparemment, la relève sera assurée par notre Macron national. Laissons le marché des religions, comme celui de l’économie, se réguler lui-même, et que l’État cesse d’intervenir en votant des lois qui règlementent le prosélytisme des religions. Pour ces « Chicago Boys » de la tartuferie, la dictature, ce n’est pas Pinochet, mais la laïcité. Curieux renversement des valeurs, où les tyrans d’hier sont métamorphosés en libérateurs et la laïcité exhibée sur la place publique comme un monstre hideux qu’il faut enfermer dans une cage. Comment interpréter un tel retournement ? Est-ce par aveuglement idéologique ou par lâcheté ? L’opportunisme du libéral est tel qu’il est prêt à s’allier avec n’importe qui et à collaborer avec n’importe quoi. Hier, c’était les dictatures militaires sanglantes qui ont bénéficié de la complaisance du libéralisme économique. Demain, ce seront les totalitarismes religieux qui en tireront profit à leur tour. Ceux qui, à gauche, trouvent qu’on en fait trop sur les religions et pas assez sur le social et l’économie se trompent. Il est erroné d’opposer la question religieuse à la question sociale, qui sont en réalité liées l’une à l’autre, car la manière de traiter l’une définit la manière de traiter l’autre. Libéral ou étatique. Curieusement, la gauche qui se croit radicale et trouve toutes les indulgences aux exigences religieuses rejoint sur ce point les ultralibéraux comme Sorman et Macron. Le XXIème siècle sera collabo ou ne sera pas."

[1J’aurais voulu être français, de Guy Sorman (Grasset, 5 octobre 2016).

[2Marianne n° 1017 du 30 septembre au 6 octobre 2016.


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