Contribution

Raison ou bienveillance ? (R. Michel)

par Richard Michel 28 mars 2016

La compassion, l’émotion ou la bienveillance ne favorisent pas toujours la raison. Souvent ces sentiments nous éloignent de la réalité et des complexités qui la façonnent. Cela mène souvent à la confusion. Ainsi, face à la puissance du fondamentalisme religieux d’où qu’il émerge, ou encore face à la montée des extrémismes populistes, la tolérance ou la bienveillance sont-elles de mise ? Chacun est libre de croire à l’au-delà, mais quand cette croyance conduit à la négation des êtres humains alors elle ne mérite que la riposte car l’objectif recherché est bien de détruire la communauté humaine établie au fil de l’Histoire autour de règles à partager et à respecter. C’est le ressort de tout Etat démocratique basé sur un contrat social tel que l’entendaient Condorcet, Diderot, Helvétius, Holbach et quelques autres encore.

Or, ce concept trop souvent galvaudé doit redevenir le socle de la riposte.
La riposte est donc avant tout politique et doit se nourrir des valeurs universalistes que sont la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, et non de bienveillance et de compassion face aux bouleversements du monde. Une riposte politique qui ne peut se fondre dans une « défense identitaire appauvrissante » aboutissant à un repli sur soi et au rejet de l’autre. Une riposte qui ne peut se contenter aussi d’un « multiculturalisme béat » qui participe à la confusion en taisant les archaïsmes que certaines différences produisent. Défense identitaire repliée sur le passé et multiculturalisme béat conduisent donc dans une impasse politique.

Or, de par son histoire, le contrat social né du temps des Lumières a montré que le fondamentalisme religieux avec son cortège de massacres au nom de la foi s’oppose toujours à l’émancipation des hommes et des femmes. Recourons plutôt à l’Histoire qu’à la bienveillance pour étudier ce qui se déroule sous nos yeux.

Par rapport au terrorisme qui sévit ici et là, et de plus en plus en Europe, on ne peut se satisfaire des seuls commentaires factuels et moralisants qui conduisent à l’effroi. Face à l’agissement de quelques suicidaires qui cherchent à « honorer » par la mort leur foi, on ne peut se fourvoyer dans les méandres des courants radicaux qui caractérisent ce fondamentalisme-là. Entendre que les actes terroristes sont le fruit de la pensée radicalisée de quelques Fous de Dieu, d’une minorité symbolisée hier par Al Qaïda, aujourd’hui par Daech est une approche très étriquée. C’est en partie vrai, mais le mal est plus profond car le fondamentalisme sunnite prend sa source dans les textes sacrés mêmes, et des interprétations faites par différents courants portés par le wahhabisme. Certes, ces groupes interprètent les textes de façon littérale, mais quand on voit que des Etats, que des bouquets de chaîne de télévision financés par ces mêmes Etats, que des réseaux sociaux à la solde du fondamentalisme sunnite propagent une foi qui appelle au meurtre des incroyants, des infidèles, on mesure que le mal est bien plus ample et qu’il n’est pas l’œuvre de quelques loups solitaires désocialisés et fanatisés.

Ne nous leurrons pas, ce fondamentalisme-là est depuis plusieurs années largement à l’oeuvre dans les communautés musulmanes. Ailleurs et ici. Ce mal profond est bien sûr l’affaire des musulmans. A eux d’en comprendre la nature et le sens, à eux de l’accepter ou de le rejeter. A sa manière dans un livre paru récemment, Violence et islam  [1], le poète syrien Adonis apporte un point de vue qui engage à la réflexion : « Ce qui se passe dans les pays arabes depuis 2011 est une sorte de retour à l’avant-homme, à la sauvagerie. On assassine l’homme pour le voler oun parce qu’il pense différemment. On assassine ceux qui n’appartiennent pas au sunnisme ou qui pense différemment. Ceci témoigne d’une haine de l’humain. Ces pratiques et le silence des musulmans qui entoure ces faits montrent que les musulmans croient et pensent, comme je l’ai déjà dit, que l’islam est la seule religion vraie, la religion achevée, celle que Dieu a choisie pour Ses fidèles. Comme s’il était possible de vivre sans l’islam. Comment peut-on penser que le monde sans l’islam serait dépourvu de sens ? »

Vivre avec ou sans religion, la France a depuis longtemps tranché et établie le cadre légal à observer. L’Eglise catholique, malgré de nombreuses résistances, a dû s’y résoudre. L’islam de France devra en faire autant. Mais cela relève en premier lieu de l’Etat, de notre République. Plus largement, c’est aussi l’affaire de notre communauté républicaine et laïque qui doit veiller au respect du contrat social dans lequel nous vivons depuis plusieurs siècles. Un contrat social, en France, ne peut se solidifier qu’autour de la liberté de croire ou de ne pas croire, de la liberté de critiquer et de douter. Dans un livre récent intitulé Contre la bienveillance [2] , le philosophe Yves Michaud écrit : « En fait, l’islam ne pourra être accepté sans réserve que le jour où il reconnaîtra explicitement et inconditionnellement démocratie, pluralisme, liberté de pensée et d’expression, liberté de conscience, en particulier liberté de choix de la religion ou de la non-religion, ce qui veut dire liberté absolue d’apostasie, et enfin renoncement tout aussi explicite et inconditionnel à la charia comme droit absolu ».

Le propos, c’est certain n’est pas « bienveillant ». C’est un point de vue contraire aux « accommodements raisonnables » préconisés par un autre philosophe, Pierre Manent, auteur du livre Situation de la France [3] qui, tout en condamnant le voile intégral et la polygamie, conçoit la possibilité de repas sans porc dans les cantines scolaires ou encore des horaires aménagés pour les femmes de confession musulmane dans les piscines. Ces « accommodements raisonnables », il le revendique, s’opposent à la laïcité qu’il considère comme un corset négatif empêchant le vivre-ensemble. Mais est-ce là étonnant de la part d’un philosophe libéral catholique qui considère que la riposte doit éviter « la neutralisation religieuse de la société » et qui rejette toute idée de faire de la laïcité « un projet de société » ?

Le débat est ouvert, mais n’exige-t-il pas que la raison prenne le pas sur la bienveillance et que le débat politique soit exigeant ?

Richard Michel

[1Adonis, Violence et islam, Entretiens avec Houria Abdelouahed. Seuil, 192 pp., 18 e. (note du CLR).

[2Yves Michaud, Contre la bienveillance, Stock, 192 pp., 18 e. (note du CLR).

[3Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015. Lire la note de lecture P. Manent : une vision paternaliste, (néo)libérale, individualiste et postcoloniale (note du CLR).


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