Remise des Prix de la laïcité 2014

Prix de la laïcité 2014. Discours de Catherine Kintzler (Paris, 27 oct. 14)

Professeur de philosophie, auteur de "Penser la laïcité" (Ed. Minerve, 2014). Prix spécial 28 octobre 2014

Mes chaleureux remerciements vont au Comité Laïcité République, à Patrick Kessel, à Pierre Bergé, à Jean Glavany, sans oublier la mémoire de Henri Caillavet ; à la mairie de Paris, pour cet accueil fidèle et somptueux... Paris « […] qui m’a vu naître, et que mon cœur adore » [1], où personne ne demande compte à personne de ses « racines », où règne une urbanité emblématique. Le summum de l’urbanité – et cela vaut aussi et heureusement ailleurs qu’à Paris –, c’est qu’une femme peut se trouver dans la rue, y flâner sans attirer l’attention, sans avoir à affronter le harcèlement, sans qu’on la somme de s’affairer à quelque travail ou de rentrer dans l’espace intime.

Jusqu’en 1989, je m’intéressais surtout à des questions frivoles, par exemple : comment une furie, un démon, un dieu homérique peuvent-ils faire leur entrée sur une scène d’opéra ?
Et en 1989, j’ai vu arriver des personnages bien plus réels sur ce qui n’est pas une scène, mais l’école de la République, puis le monde politique. Je me suis rendu compte alors que la laïcité, ébranlée par ce que certains appelaient un « petit fichu » et banalisaient comme une lubie d’adolescent, n’était pas un gentlemen’s agreement, un code de savoir-vivre ; j’ai soupçonné que ce qui pouvait tuer la laïcité, c’était son évidence même, qui empêchait de la penser et de la réactiver.

Avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, j’ai alors participé à la « Lettre ouverte à Lionel Jospin » en faveur de l’interdiction du port de signes religieux à l’école publique [2]. Puis très vite il y a eu la fondation du Comité Laïcité République. La suite a vu le vote de la loi de 2004 [3], et je saisis l’occasion de saluer le travail effectué par Henri Pena-Ruiz au sein de la Commission Stasi.

A partir de là, j’ai tenté, à ma manière et comme le dit le poète d’« ajouter à ma lyre une corde d’airain » [4], plus modestement de faire ce qui est dans mes cordes : de la théorie, et de la théorie appliquée.

Le théoricien se méfie de la clarté et de l’évidence spontanées. Pour comprendre, il faut qu’il y ait quelque chose à comprendre, il faut pouvoir comprendre qu’on n’avait pas compris, et il faut donc qu’apparaisse, clairement, l’obscurité.

Nous vivons à cet égard une situation d’obscurcissement et de remise en question de la laïcité qui est un heureux défi pour le théoricien et qui rend dérisoire le ronron incantatoire auquel s’est livré pendant trop longtemps ce qu’on appelle « le camp laïque ». Il a fallu tenter de comprendre et d’élucider en restant au plus près du terrain, seul capable de lancer les défis mais aussi de tester les théories.

  • · Comprendre pourquoi les élèves de l’école publique sont concernés par le principe de laïcité.
  • · Comprendre pourquoi on a le droit d’arborer un signe religieux dans un hôtel comme sur la voie publique, et pourquoi réclamer qu’on s’en défasse dans ces situations voudrait aussi qu’on réclame la disparition des églises, des calvaires, et le silence des cloches... ce qui revient à réclamer l’abolition de la liberté d’expression.
  • · Comprendre la symétrie, la profonde identité de structure et la complicité entre la dérive « amollie » de la laïcité et sa dérive durcie, extrémiste, à laquelle je viens de faire allusion [5].
  • · Comprendre que le recours incantatoire au sens courant des termes « privé » / « public » introduit bien de la confusion.
  • · Comprendre qu’interdire le port d’une cagoule dans les lieux publics, ce n’est pas une question de laïcité, mais de sécurité publique et, au-delà, de civilité.
  • · Comprendre pourquoi la liberté des cultes n’est pas un droit-créance et n’a donc pas à être financée publiquement. C’est un droit-liberté [6].
  • · Comprendre pourquoi une « maman » reste une « maman » lorsqu’elle vient à un rendez-vous avec un professeur, et pourquoi elle cesse momentanément de l’être lorsqu’elle est chargée d’élèves qui sont toujours et sans exception les enfants d’autrui. Cela, il y en a qui ne l’ont pas encore compris, ou plutôt (faisons-leur davantage de crédit) qui font semblant de ne pas l’avoir compris parce qu’ils refusent de penser que l’école doit offrir aux élèves une double vie.
  • · Comprendre pourquoi il est injuste qu’une entreprise du secteur social ait le droit de pratiquer la discrimination religieuse à l’embauche et que, parallèlement, une autre entreprise dans le même secteur n’ait pas le droit de s’inspirer du principe de laïcité pour pouvoir accueillir tout le monde !

L’énumération pourrait se poursuivre, mais je l’arrêterai ici.

En de telles occurrences, tenter de comprendre, c’est aussi forger des armes.

Oui, nous avons des problèmes de laïcité en France [7]. Mais nous avons aussi un problème avec la laïcité. Ce problème ce sont nos états d’âme, qui nous rendent perméables aux arguments compassionnels, ce sont nos états d’âme qui nous rendent sensibles aux sirènes de l’« adaptation » : en ajoutant quelque adjectif bienpensant au substantif « laïcité » ces sirènes appellent à en abolir la substance – comme si le concept de laïcité était épuisé et avait épuisé sa puissance libératrice.
Ce problème c’est que nous n’osons pas toujours penser à fond parce que nous croyons à tort qu’une théorie et des concepts « c’est abstrait » et que sur le terrain « ça ne sert à rien ». Ce qui ne sert à rien et qui est même souvent nuisible, c’est au contraire de dire que l’idée de laïcité est abstraite. L’efficacité concrète de la laïcité s’apprécie aux libertés qu’elle rend possibles.

Ce prix que je reçois avec émotion vaut reconnaissance du travail théorique : merci.
Effectivement, je ne suis pas venue pour m’excuser de faire de la théorie : je l’ai fait exprès !

[1Non seulement je paraphrase ici un de mes auteurs favoris en déplaçant le lieu et en réassumant les pronoms accusatifs à la première personne, mais encore je le trahis en retournant à 180° le sens des célèbres imprécations de Camille (Corneille, Horace, IV, 5) !

[4Victor Hugo, « Amis, un dernier mot.. », Les Feuilles d’automne.

[6La science politique pose trois générations de Droits de l’homme : 1. droits-liberté (civils et politiques : droit de propriété, liberté d’aller et venir, liberté de conscience, etc., association, suffrage, éligibilité) ; 2. droits-créance (économiques et sociaux) ; 3. environnement, développement, paix, différence... (note du CLR).



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