Note de lecture

Philippe Lançon : Comment passe-t-on de vivant à survivant ? (E. Marquis)

par Eric Marquis. 22 juin 2018

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, 512 p., 21 e.

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Ce livre est un récit mais bien plus que cela encore. Une thérapie non seulement pour l’auteur [1] mais aussi pour le lecteur. Car on n’en sort pas indemne.

Philippe Lançon, journaliste à Charlie Hebdo et à Libé, a été grièvement blessé (la mâchoire inférieure arrachée) lors de l’attentat chez Charlie le 7 janvier 2015. « Pendant 282 jours, du 8 janvier au 17 octobre 2015, Lançon subit dix-sept interventions chirurgicales. De cette traversée en territoire inconnu, il rapporte un texte d’une puissance et d’une lucidité qui tiennent l’esprit en alerte, le souffle coupé, la gorge nouée » résume Thierry Gandillot dans Les Echos. En refermant le livre, on pense à Primo Levi.

95 % du récit ont une unité de lieu : l’hôpital, La Pitié Salpétriêre (service stomatologie, c’est la spécialité qui couvre l’étude de la cavité buccale) puis l’hôpital des Invalides. Mais sans cesse l’auteur nous entraîne ailleurs, comme les pensées, songes et cauchemars du patient. Lançon est très cultivé, dans tous les domaines (littérature, cinéma, peinture...), tout au long de sa « résurrection » les écrivains et artistes (Bach, Proust, Kafka, Vélasquez, Thomas Mann....) seront ses compagnons, ses gardes du corps [2]. Aussi ce récit est-il aussi une espèce de manuel de culture générale.

Lançon n’est pas mort, mais il n’a pas le sentiment d’être resté « celui d’avant ».

La dissociation [3]

« L’homme d’avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol, me disait : « Mais que s’est-il passé ? Est-il possible qu’il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant, je suis là ? Ou bien non ? » […] La voix de celui que j’étais encore m’a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant, nous ne sentions rien. » Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s’adressant à moi par-dessous en disant nous. […] Celui d’avant ne voulait pas découvrir les conséquences de ce qui avait eu lieu, il était assez sage pour deviner que les mauvaises nouvelles peuvent attendre lorsque les bonnes ne viennent pas les tempérer, mais il était bien obligé de suivre celui qui les vivait, il n’avait pas la main. […] Ceux qui approchaient de moi, désormais, venaient d’une autre planète – la planète où la vie continue. […] Il n’est pas facile de remettre les deux pieds sur la rive des vivants. Je devais imaginer une suite que mon corps et ma conscience refusaient. »
[L’amie avec qui il a passé la soirée de la veille au théâtre :] « Je suis restée dans le bon côté de la vie et toi tu as basculé dans l’horreur alors que nous étions assis côte à côte quelques heures auparavant. Ces deux mondes semblent désormais être parallèles, et j’ignore s’il pourront se rejoindre un jour. »

La victime a oublié chez Charlie téléphone portable, clé, vélo (« Tant qu’il est là, le passé est à sa place. Le vieux vélo à Charlie était la sentinelle qui veillait , comme à l’entrée d’un col, au passage entre la vie d’avant et la vie d’après. »). Lançon a laissé ses "métaux" à la porte de sa deuxième vie.

Et le patient s’habitue à sa « sur-vie » hospitalière. Certains de ses proches en prennent ombrage. « Il faut te reprendre en main ! » Tous ceux qui ont mis un genou à terre à l’occasion d’une épreuve douloureuse ont entendu cette phrase, on ne peut plus vaine voire contre-productive. La compagne du patient vient régulièrement de New York pour passer des nuits sur un lit de camp dans la chambre d’hôpital. Son discours : « Encore à l’hôpital ? Mais quand sors-tu ? Encore des opérations ? Mais jusqu’à quand ? »

Six jours après l’attentat, le journaliste, depuis l’hôpital, envoie un texte à Charlie et à Libé, qui décide de le publier [4]. Les réactions seront d’un angélisme désarmant.

La double peine

Le texte du 13 janvier « eut un drôle d’impact. […] Les mails et les lettres étaient pour la plupart sympathiques, encourageants, pleins de bons sentiments... et merveilleusement irréalistes. Tout le monde paraissait croire que dans quelques jours je serai sorti, bon pied bon œil, et que j’allais reprendre le boulot la plume au fusil : tout le monde rêvait. […] On m’écrivait moins pour me rassurer que pour être rassuré : comment un cul-de-jatte pourrait-il l’être, rassuré, par une troupe d’aveugles lui expliquant avec maints soupirs dolents et cris de joie que bientôt il sera sur deux jambes ? […] Pour la victime, c’était double peine : elle était responsable non seulement d’elle-même mais aussi de ceux qu’elle ne devait pas décevoir. […] Pour beaucoup, c’était bien comme au cinéma. Dans la scène 1, je m’étais pris une balle dans la gueule. Comme ma mâchoire était en carton-pâte, je revenais presque intact dans la scène 2. Dans la scène 3, je croquais la pomme du scout avec une discrète grimace d’homme blessé mais pudique, n’est-ce pas, quelle pudeur, quelle dignité. Muni de ces certificats de résilience et de bienséance, le film pouvait continuer, puisque leurs vies continuaient. Naturellement, c’était un navet. »

Consacrant sa une au livre, Libération (12 avril 2018) titre « Penser les plaies » et son directeur, Laurent Joffrin, écrit : « On oublie souvent les blessés. Les morts, dans leur mutisme, parlent mieux au public. On lit « Cinq morts et trente blessés ». Ces trente-là passent au deuxième plan. […] Les blessés sont les oubliés du tragique médiatique. Pourtant, la vie s’arrête aussi pour eux. »

La gueule cassée

« A la place du menton et de la partie droite de la lèvre inférieure, il y avait non pas exactement un trou, mais un cratère de chair detruite et pendante qui semblait avoir été posé là par une main de peintre enfantin, comme un pâté de gouache sur un tableau. […] On a déposé le brancard devant un homme en uniforme, un pompier sans doute. […] Il m’a regardé et il a presque crié : « Ca, c’est blessure de guerre ! » Le mot a explosé puis résonné comme un écho intime, et cependant étranger, un écho provoqué par une histoire qui m’envahissait sans m’appartenir. J’étais une victime de guerre entre Bastille et République, à quelques pâtés de maisons de la librairie russe, de l’épicerie italienne et de Libération, à cent mètres de la boulangerie où il m’arrivait d’acheter un croissant après la réunion du mercredi, à quelques mètres de ma bicyclette accrochée à un panneau. […] [On a] greffé à la place de ma mâchoire inférieure mon péroné [os de la jambe] droit, accompagné d’une veine et d’un bout de peau de jambe qui, sous le nom de palette, me tenait lieu de menton. [La chirurgienne :] « Quand la greffe du péroné a eu lieu, on n’en menait pas large. Si elle avait raté, c’est nous qui plongions tous avec vous. » […] Je les ai vus sauter l’un après l’autre dans le trou de la mâchoire […] et, aspirés entre les muqueuses détruites, disparaître avec l’énergie, le savoir-faire et les illusions qui les avaient mobilisés, tandis qu’en ressortaient, triomphants de malveillance et de stupidité, les frères K, leurs supporters et tous ceux qui n’osaient pas encore pleurer, au nom de la lutte des classes, sur leur enfance orpheline. »

Les premiers mois, le patient ne peut pas parler – il ne faut pas rouvrir les cicatrices – , alors pour échanger il écrit sur une ardoise Veleda ou sur un carnet. « On se sentirait presque intelligent quand on se tait : le silence imposé est le contraire du bruit imposé (télévisé, radiophonique) » – dont traite ordinairement la chronique de Philippe Lançon dans Charlie (« Le Jaccuzzi des ondes »). « Il ne s’agit pas de remplir le vide, mais de s’en abstenir. »

Ce récit est aussi une formidable performance d’écriture. Il faut dire et redire que Philippe Lançon est l’un des meilleurs écrivains français vivants. « Ce qui est intéressant, dit-il, c’est la vie, quelle forme on va trouver quand on est écrivain pour faire sentir la vie, la restituer dans toutes ses dimensions et le plus possible et le plus intensément possible » (Les Matins de France Culture, 22 mai 18). Par exemple, dans le contexte dramatique de ce récit, il multiplie les saillies humoristiques. A l’issue d’une des multiples discussions avec sa chirurgienne, sur un point historique cette fois, c’est lui qui emporte le match : « J’en aurais bavé de joie, mais je n’avais besoin d’aucune émotion pour baver. » Alors qu’il passe son premier week-end en famille : « J’ai mangé mes compléments alimentaires et j’ai fait des compliments alimentaires à ma mère pour les plats moulinés. »

Le livre est aussi une galerie de portraits plus flamboyants les uns que les autres. En premier lieu des personnels soignants, véritables héros anonymes du quotidien.

Le chef de service, le professeur G.

« Son regard était ce qu’il avait de plus étrange : il vous fixait avec une attention totale et totalement froide, la tête en avant et tendue sur la plaie, et il y avait tout au fond des yeux comme une absence, un petit astre dépoli qui semblait indiquer qu’une partie de lui-même était ailleurs, lointaine, peut-être morte. Cette partie, je l’appelais l’étoile G. J’aimais la retrouver car elle objectivait ma souffrance et mon angoisse, et, en les objectivant, pour quelques secondes elle les éloignait. »

Par ailleurs, le passage sur la visite de François Hollande, président de la République, est une pépite de drôlerie sans méchanceté.

Si les portraits occupent une telle place dans le récit, c’est que tout au long de sa convalescence le patient est « porté » par ses proches (ce livre est aussi une autobiographie). Parmi ceux-ci, les femmes (les « ex », les amies, la mère, les grands-mères...) sont le secours le plus perspicace. « Il y a une grande satisfaction à suivre certaines femmes : elles sont courageuses, sans vanité, et elles ne racontent pas de bobards. »
Il y a les femmes qu’il a aimées. Et puis « celles qui ont failli mourir, maladie ou tentative de suicide, celles qui ont une familiarité avec la mort, ont des élans naturels, presque éperdus, comme si je les avais rejointes là où elles habitent depuis longtemps. » Ce livre est aussi un manifeste féministe.

La fraternité

« A partir du 7 janvier, tous les mondes dans lesquels j’avais vécu, toutes les personnes que j’avais aimées se mirent à cohabiter en moi sans préséance ni bienséance, avec une intensité folle, proportionnelle à la sensation qui dominait : j’allais les perdre, je les avais déjà perdus. […] L’attentat crée une chaîne de souffrances subites, communes et particulières, où chaque ami de la victime semble soudain marqué, comme du bétail, au fer rouge : le viol est collectif. C’est pourquoi, à partir du 7 janvier, ma vie ne m’a plus appartenu. Je suis devenu responsable de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, m’aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision. […] L’amitié, dans la chambre, ne s’opposait pas à la solitude regénératrice : elle en sculptait les contours et la fortifiait. Le temps perdu luttait contre le temps interrompu. »

Comment en quelques lignes donner l’idée la plus fidèle possible d’un écrit qui emmène aussi loin dans la vie et le cœur d’un homme - et de tous les hommes ? Jean Birnbaum y parvient (Le Monde des livres, 22 juin 18) :

"L’auteur tente de maintenir un lien avec le monde des vivants. Mais les ponts sont coupés. Décrivant cette béance, Lançon hisse chaque évocation intime au niveau d’une méditation universelle sur notre temps, nos aveuglements : sa plume nous en met plein la gueule ; son visage défait exhibe tout ce que nous ne voulons pas regarder en face ; sa lucidité est une fidélité à l’enfant qu’il fut ; ses souvenirs d’enfance ressemblent déjà à nos souvenirs de guerre. Un brûlant journal de deuil."

Attention matière inflammable. Philippe Labro a écrit que ce livre est un chef d’oeuvre, qu’il devrait avoir le Goncourt, ça a dû bien faire rigoler Philippe Lançon. Rigoler oui mais attention aux cicatrices.

Eric Marquis

[1« Le livre fait partie d’une expérience, il l’accompagne et d’une certaine façon il la conclut », confie-t-il aux Matins de France Culture le 22 mai dernier.

[3Les titres ajoutés aux extraits du livre sont de l’auteur de cet article, de même que les passages entre crochets [ ].



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