Revue de presse

"Paris : où est passé le peuple ?" (Marianne, 26 oct. 13)

6 novembre 2013

"Quelle place la capitale accorde-t-elle encore aux classes populaires ? Et qui sont au juste ces nouveaux citadins qualifiés de "bourgeois bohèmes" ? La géographe Anne Clerval et l’ethnologue Sophie Corbillé ont plongé au cœur du Boboland français.

Etes-vous gentry ? En clair, un nouveau bourgeois des villes qui s’est installé dans un ancien quartier populaire ? Le mot gentry, en anglais, désignant de façon pas très gentille les gens de la haute, les bien nés, et par extension ceux qui ont les moyens de se loger en devenant propriétaires. D’où ce néologisme - « gentrification » - qui ne sonne pas très bien en français, mais qui fait fureur chez les urbanistes, sociologues de la ville, ethnologues des quartiers, et maintenant chez les géographes.

Car la géographie, « ça sert d’abord à faire la guerre », comme l’affirmait, en 1976, le titre d’un livre du géographe Yves Lacoste qui fit grand bruit à l’époque, bien au-delà du public universitaire, parmi les syndicalistes et dans les bibliothèques municipales. Ça sert en tout cas à préparer le terrain, cartes à l’appui, écrans radar à portée de vue, ça sert à comprendre comment les hommes qui occupent l’espace se l’approprient. Les habitants des villes, par exemple, les citadins, comme on dit, qui, en cas d’émeute, sont confrontés à une forme de guerre frontale, mais le plus souvent, par temps de concorde, expérimentent une guerre plus secrète, plus sournoise, que l’on nomme à juste titre, depuis les insurrections du XIXe siècle, la guerre sociale.

On découvre sans grande surprise qu’elle se poursuit en 2013 dans nos villes, et particulièrement à Paris, où la mixité sociale fait office de mot d’ordre rassurant pour les représentants du peuple et cache en réalité une ségrégation qui se renforce d’année en année entre classes populaires et milieux aisés.

Cela explique l’immense intérêt que le lecteur éprouve à lire Paris sans le peuple (1), de la géographe Anne Clerval, et Paris bourgeoise, Paris bohème (2), de l’ethnologue Sophie Corbillé. Ces auteurs ont enquêté en profondeur, rencontré les acteurs de cette métamorphose, et remplissent une mission de salut public : penser à nouveaux frais la question sociale. Ce qui n’est pas une opération facile. Car, si tout le monde s’accorde à reconnaître que Paris a changé depuis les années 80 - ce tournant marquant le début de la gentrification -, le regard que portent les géographes « radicaux » sur cette évolution est dénué de naïveté : « Je pense que la géographie sert toujours à faire la guerre, qu’elle soit militaire ou économique. Malheureusement, la géographie scolaire ne donne pas toujours les outils qui permettraient à tous de maîtriser les différentes échelles auxquelles s’organisent à la fois notre vie quotidienne et les structures sociales qui la déterminent », confirme Anne Clerval.

Dont acte. La géographie de la ville n’est certes pas une science, mais c’est un savoir qui rassemble plusieurs éléments de connaissance - entre autres, la statistique et la démographie -, c’est donc une discipline plutôt fiable, au même titre que l’ethnologie de proximité. Toutes deux parviennent à rivaliser avec la littérature, lorsqu’elles nous aident à voir la ville, à la manière d’un Balzac, qui disait que Paris était « la ville aux 100 000 romans ». La capitale française demeure de toute évidence aujourd’hui un terrain d’expérimentation pour les romanciers, comme pour les chercheurs. « J’ai rencontré des gens très différents, patrons de café, animateurs associatifs, élus locaux et habitants des classes populaires. Ce qui m’a le plus frappée en rencontrant ces derniers, c’est à quel point la gentrification était invisible pour eux et leur absence de résistance face à elle », rapporte Anne Clerval. Drôle de drame pour une ville qui fut le creuset de rapports de classes conflictuels, qui n’en finit pas de repousser ses enceintes depuis Philippe Auguste, et se projette désormais dans le Grand Paris, au-delà des limites du périphérique.

Une ville qui, paradoxalement, repousse ses frontières tout en se refermant sur elle-même dans ce qu’un autre géographe - Christophe Guilluy, auteur de Fractures françaises - n’hésite pas à qualifier de « ghetto intellectuel et médiatique ». Une ville où s’étiolent la conscience de classe et la solidarité. « Au cœur de mon travail, il y a la question des frontières, précise Sophie Corbillé. A l’origine de cette enquête, il y a en effet la question de la fin ou du renouvellement de la frontière est-ouest. Pendant l’enquête, ce sont aussi de multiples frontières que j’ai observées, entre espaces, groupes sociaux, personnes. Et, au terme de ce travail, c’est bien la frontière avec les communes alentour, limitrophes ou plus lointaines, qui s’est imposée. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que Paris et sa région ne peuvent plus vivre dans les frontières actuelles. Pour Paris, l’enjeu est de taille : il s’agit de faire éclater les frontières héritées du XIXe siècle. »

Un éclatement qui n’est pas sans rapport avec l’augmentation de la gentrification dans ce qui s’appelle encore Paris intramuros. « Le projet de renforcement des lignes de transport collectif et la multiplication des programmes urbains adossés aux nouvelles gares risque en effet d’être un facteur de gentrification dans des quartiers périphériques encore aujourd’hui populaires », à l’exemple des communes de Bagnolet et Montreuil, ajoute Anne Clerval.

Car l’embourgeoisement des quartiers populaires est bien entendu le propre de la gentrification. C’est même une forme particulière d’embourgeoisement qui prend des allures d’encanaillement pour ceux que l’on qualifie un peu vite de « bobos » (bourgeois bohèmes). Si l’embourgeoisement ne date pas d’aujourd’hui - il trouve ses racines dans l’haussmannisation de Paris -, la gentrification, elle, est plutôt récente. Dans son usage, comme dans les faits.

On l’observe à Londres dès les années 60. Elle s’explique, à Paris, à la fois par l’évolution de la structure des emplois - moins d’ouvriers, moins d’artisans, plus d’emplois dans les services, afflux de professions « culturelles » - et par la sélection sociale croissante imposée par le marché immobilier. Elle participe également d’un engouement pour la réhabilitation des friches ou des lieux industriels, qui a fait suite à la politique de rénovation des années 80-90. Un enthousiasme aussi pour les cours, les passages, ou encore les vieux cafés que tout le monde connaît, rue du Faubourg-Saint-Antoine, rue Oberkampf, place Sainte-Marthe, entre autres.

Elle a quoi qu’il en soit profondément changé la morphologie des faubourgs de l’Est parisien, au point de provoquer, selon Sophie Corbillé, un véritable syndrome : « l’oberkampfisation », source de conflits répétés entre bars branchés et habitants aspirant à la tranquillité. Mais, au-delà de ces conflits de voisinage, la gentrification résulte aussi d’un désir de cohabitation sociale fantasmée de la part de ces nouveaux arrivants dans les quartiers populaires. Hier, tout était simple à Paris, il y avait les quartiers populaires et les beaux quartiers, il y avait Gabin disant à Michèle Morgan : « T’as d’beaux yeux, tu sais. » Les bals de la Bastille des années 30 étaient plus dangereux que ceux de la rue de Lappe aujourd’hui, les rixes y étaient souvent meurtrières, mais les dealers ne battaient pas le trottoir. Les couturières faisaient banquette en attendant qu’un marin les invite à danser.

Et les ouvriers qui descendaient de Belleville en costume par le tram pouvaient espérer y rencontrer une bourgeoise. C’est fini. Faut-il le regretter ? C’est inutile. Il existe encore des quartiers populaires en haut de la rue du Faubourg-du-Temple et à Château-Rouge, où les Chinois font travailler les Africains dans leurs magasins ; mais, dans les quartiers « gentrifiés », les travailleurs sri lankais de la restauration préparent la cuisine aux patrons de l’Aveyron. C’est un fait, le peuple immigré a remplacé l’artisan ferronnier et l’ouvrier algérien ou français s’est réfugié dans une cité ou dans un pavillon qu’il a acheté au rabais. Depuis 1999, ouvriers et employés représentent moins de la moitié de la population. Il n’y a plus d’après. La mixité sociale est souvent un leurre à Paris. Et ce n’est pas parce les banlieusards privés de vacances viennent se reposer à Paris Plages que le problème est résolu. Il ne l’est pas.

Cependant, il faut être honnête, et nos deux auteurs le sont, le logement social n’est pas négligeable à Paris : 55 482 logements sociaux ont été financés entre 2001 et 2011, dont un tiers des classes moyennes sont bénéficiaires. Mais ils sont insuffisants. « Les logements sociaux de droit qui sont construits ne compensent pas en effet les logements sociaux de fait qui sont détruits », écrit Anne Clerval. « Chacun cherche son chat », comme dans le film de Cédric Klapisch (1996), mais tout le monde ne trouve pas de quoi loger chez Amélie Poulain. L’effort qui est fait pour le logement social ne suffit pas à freiner l’entre-soi, l’évitement scolaire, l’exotisme convenu, la concurrence entre les dynamiques d’immigration et de la gentrification. Il n’existe au demeurant pas vraiment de volonté politique pour entraver cette dernière.

« Plus je travaille sur cette notion de mixité sociale et les discours qui en sont saturés, s’emporte Anne Clerval, plus je la vois comme une escroquerie intellectuelle et un outil de propagande qui inhibe les résistances des dominés. Aujourd’hui, on ne pose plus la question sociale de la répartition des richesses, et plus on mène des politiques qui accroissent les inégalités entre les groupes sociaux, plus il est urgent de les faire vivre ensemble. Au mieux, on s’illusionne complètement sur les conditions nécessaires à cette harmonie sociale ; au pire, c’est une façon cynique d’assurer la paix sociale dans une société foncièrement injuste et en défaisant les regroupements géographiques des classes populaires. »

L’effacement de la solidarité de classe n’est donc pas le fruit du hasard, et les concentrations populaires dans les quartiers périphériques non plus. Paris, qui se prévalait encore, en 1967, selon l’historien Louis Chevalier, d’une « vie collective intense », est aujourd’hui une ville mosaïque aux milieux sociaux et ethniques relativement cloisonnés. La sociabilité ouverte mise en avant par le discours de la mixité sociale y fonctionne sur un mode mineur. Le ventre de Paris est devenu sélectif ; Paris est davantage la ville du bon plan et de la bonne adresse que celle où il est possible de se côtoyer socialement. La mixité culturelle y prévaut d’ailleurs largement sur la mixité sociale. Et le capital symbolique, comme la mode, l’esprit tendance, le goût pour les menus détails de l’espace bâti, font partie de l’attraction que la ville exerce sur ces cadres du privé, ingénieurs, professions de l’information, des arts et des spectacles.

Que faire ? Il ne faut pas rêver. Ce n’est pas demain que ces « nouveaux urbains » en forte hausse iront s’installer à la porte de la Chapelle - l’une des plus infranchissables à pied -, l’une de celles pourtant qui méritent le mieux l’appellation de « porte ». Mais ils ont déjà franchi les barrières de Paris. La plaine Saint-Denis est en pleine gentrification ! C’est pourquoi Anne Clerval, dans sa conclusion, à l’instar du sociologue Henri Lefebvre (1901-1991), souligne que « le contraire de la gentrification n’est pas la mixité sociale ou le logement social, mais le "droit à la ville" ». Quel droit ? Celui de partager un espace. De sortir de la propriété lucrative et d’imaginer une métropole accessible à tous ? Oui. Un Grand Paris qui ne ressemblerait pas à ce « Paris sans le peuple », étriqué, à l’étroit, satisfait.

(1) Paris sans le peuple, d’Anne Clerval, La Découverte, 256 p., 24 euros.
(2) Paris bourgeoise, Paris bohème, de Sophie Corbillé, PUF, 304 p., 21 euros.

Question à Sophie Corbillé
Une compétition sociale

Marianne : Que pensez-vous de la politique de la gauche à Paris depuis le début des années 2000 ?

Sophie Corbillé : Les grandes villes cherchent les unes les autres à renforcer ce qu’elles appellent leur attractivité en attirant notamment les investisseurs, les touristes, mais aussi les classes moyennes supérieures. On est là dans une compétition généralisée. Les différentes politiques menées dans les quartiers du nord-est de Paris qui ont participé au processus d’embourgeoisement s’inscrivent sans aucun doute dans ce contexte-là. Un processus qui était cependant amorcé avant, dès le début des années 80 sous la mandature de Chirac. Dans le même temps, la gauche à Paris a mené une politique de logements sociaux ambitieuse en termes de volume et sur un temps resserré, et différente de ce qui se faisait auparavant, notamment en raison de la volonté de développer des logements sociaux dans d’autres espaces parisiens qui en étaient moins dotés. Au-delà des débats concernant les procédures d’attribution des logements sociaux, cette politique, à Paris comme ailleurs, pose la question des catégories bénéficiant de ces logements. En réalité, il apparaît que la compétition sociale à l’œuvre dans le parc privé s’étend aussi d’une certaine mesure au parc du logement social et se ferait au détriment des classes populaires. Cela est un enjeu pour de nombreux territoires et maires aujourd’hui, et peut-être plus encore pour les villes de gauche. Un enjeu qui implique aussi certainement de changer d’échelle pour essayer d’y apporter des réponses plus satisfaisantes, ce qui se dessine peut-être timidement au sein de l’agglomération parisienne avec le processus de métropolisation.

REPÈRES
_ Qu’est-ce que la gentrification ?
C’est un embourgeoisement des quartiers populaires.
_ De quand date-t-elle à Paris ?
Elle apparaît dès les années 60-70, principalement sur la rive gauche. Par exemple : la réhabilitation de l’habitat ancien populaire dans les Ve et VIe arrondissements - en particulier autour des rues Mouffetard et Saint-André-des-Arts.
_ Que reste-t-il des quartiers populaires parisiens aujourd’hui ?
Le bas Belleville forme toujours un ensemble cohérent marqué par différentes populations immigrées, et la rue de Clignancourt marque encore une frontière nette entre le XVIIIe embourgeoisé, côté Montmartre, et le XVIIIe populaire côté Goutte-d’Or - Château-Rouge. Un vaste ensemble populaire se maintient également de la Goutte-d’Or au canal de l’Ourcq (XIXe), en passant par le quartier de la Chapelle (XVIIIe)."

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