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P. Kessel : Les francs-maçons contre l’extrême droite (2) (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 25 octobre 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Fin XIXe, premier quart du XXe siècle, l’extrême droite harangue la foule contre la "Gueuse" au nom d’une identité française fanatiquement catholique traditionaliste et blanche. L’ennemi, c’est l’universalisme, la liberté de conscience, l’égalité des droits, la laïcité, la République et donc la franc-maçonnerie. Elle suit de près ses activités, récupère d’anciens maçons qui ont mal tourné.

Léo Taxil, brièvement affilié à la franc-maçonnerie avant de rejoindre l’Église, est un de ses membres plus tristement connus. Dans les années 1885 il lance une cabale contre la maçonnerie, son projet de "gouverner le monde", son occultisme, son satanisme, une véritable "religion du diable", construite en miroir inversé du christianisme. L’extrême droite dispose de quelques informateurs infiltrés dans les loges.

Des documents, issus des archives de l’Action française, que j’ai pu consulter, attestent que, dans les années trente, elle disposait de rapports réguliers sur la vie de quelques ateliers du Grand Orient et parfois la liste de leurs membres. C’est le cas, parmi d’autres, de la Loge France et Colonies dont la fiche figurait à côté d’autres notes sur des frères de Paris et de province.

Extraite au hasard d’une liasse, je consulte celle de Pierre Freytoux, dont il est dit qu’il est franc-maçon, membre de la SFIO, professeur de collège à Privas en Ardèche, et qu’il présente sa candidature pour une chaire en Indochine. Dans ces archives, des correspondances des loges Danton de Sénart, Les frères réunis à Strasbourg, la Philosophie positive, Action socialiste, Droit et Justice de Paris. Des tabliers retrouvés dans ces mêmes archives attestent de la réalité de l’infiltration.

Les publications d’extrême droite portent la haine et prônent "la lutte anti-juive et antimaçonnique". La Libre parole vendue en kiosque s’en prend à la franc-maçonnerie, "institution juive, œuvre du diable". La ligue anti-judéo maçonnique dans Le Franc Catholique, dénonce la "république juive et maçonnique" et entend montrer à la population française que "les banquiers et les prolétaires qui se réunissent dans leurs temples travaillent en fait pour une bourgeoisie cosmopolite". La passerelle entre l’antisémitisme chrétien, l’antisémitisme racial d’extrême droite et l’antisémitisme social d’une certaine gauche s’installe durablement dans le pays. L’Affaire Dreyfus en est le premier révélateur. L’État français de Vichy en sera la première concrétisation institutionnelle.

Le leader du Front national, qui s’insurge à chaque fois qu’un journaliste rappelle son appartenance à l’extrême droite, assurera par quelques saillies répugnantes, et celles de quelques-uns de ses compagnons de route, la continuité avec ses ancêtres ligueurs contre les juifs et les francs-maçons.

Son ami Jean-François Brigneau, ancien du Rassemblement national populaire - parti collaborationniste fondé par Marcel Déat, ancien milicien - emprisonné à la Libération, fondateur du Front national, journaliste à Minute, Rivarol, National-Hebdo, écrit de Robert Badinter dans Présent : "La bouche tordue par la levée du sang noir qui règle ses comptes ; par héritage il est pour le nomade contre le sédentaire, pour le cosmopolite contre l’indigène, pour le manouche voleur de poules contre la fermière ; il est pour l’assassin contre l’assassiné. Il faut en frémir d’autant qu’il n’est pas seul : Krasucki, Fiterman, Lang qui n’ont de français que l’habit occidental et que voilà ainsi aux postes de commande."

De Simone Veil, il écrit : "La seule morale qui ait traditionnellement droit de cité dans la politique française, c’est la morale chrétienne à laquelle vous êtes, madame, si parfaitement étrangère. Vous êtes même devant la morale catholique de la France française un malfaiteur de l’espèce la plus grave, celle du crime abominable."

De Pierre Mendès France, Jean-Marie Le Pen, alors député poujadiste, dit en février 1958 : "Vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques."

Se voulant drôle, il qualifie les juifs de "tailleurs de verroterie" [1].

À ceux qui pourraient imaginer que l’extrême droite aurait changé, serait devenu un parti comme un autre, il apporte le plus net des démentis en qualifiant, en septembre 1987, les chambres à gaz de "détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale". L’année suivante, il persiste et signe dans le cynisme révisionniste avec ce calembour de "Durafour-crématoire". Qui peut en rire ?

Dès sa fondation, le Front national n’est pas un simple parti conservateur, autoritaire. Il sort d’Ordre nouveau, petite formation politique qui fédère à partir de 1969 d’anciens SS, des nostalgiques du régime de Vichy, d’anciens militants de l’Algérie française. Jean-Marie Le Pen en devient le président en 1972.

Le parti fera son entrée à l’Assemblée nationale en mars 1986, obtenant 35 sièges grâce à la proportionnelle intégrale instaurée par François Mitterrand. Dans le même temps, le leader d’extrême-droite cultive ses liens privilégiés avec les catholiques intégristes et les schismatiques de la Fraternité Saint-Pie-X. En 1976, il fait voter par le IVe Congrès du Front national une motion de soutien à Mgr Lefebvre, lequel ordonne 13 prêtres et 14 sous-diacres, prend de force l’église Saint Nicolas-du-Chardonnet à Paris, dont il fait le haut lieu du catholicisme le plus réactionnaire. À ceux qui auraient la mémoire courte, rappelons qu’"aucune formation française n’aura présenté autant de néofascistes, de néonazis et même de nazis tout court, anciens de la 33ème Waffen-Granadier-Division des SS, la division Charlemagne au suffrage des électeurs", aux Législatives de 1978 [2].

Septembre 1983. Le Front national tente de conquérir la mairie de Dreux. C’est un enjeu politique mais aussi un symbole national. Le pays se passionne pour cette élection. Le parti d’extrême droite a engagé une opération de dédiabolisation qui s’étalera sur plusieurs années et aboutira malheureusement en partie.

Nous entendons la dénoncer. Nouvelle version du célèbre "No pasaran !" cri de ralliement des républicains espagnols face aux troupes franquistes, nous entonnons le rappel des forces républicaines et de gauche en priorité. Cette fois, il ne sera pas dit que tout n’a pas été fait pour empêcher, tant qu’il est temps, la montée en puissance de la bête immonde.

Avec mon ami Jean-Pierre Lesage, un chirurgien originaire de la région, nous décidons d’organiser une tenue ouverte au public dans une salle au cœur de Dreux, afin de dénoncer cette opération. Les pressions sont fortes qui nous appellent à la prudence. Donc au renoncement. Des Frères de la Loge de Dreux, craignant les retombées pour eux-mêmes, déclinent l’invitation. Des menaces anonymes ont été proférées. Il ne faut jamais laisser la peur s’installer. Nous persistons. La réunion se tiendra. Les travées seront bondées. Ce qui devait être dit l’aura été. Je me souviens de la tension, de l’émotion, de la détermination.

La liste d’extrême droite conduite par Jean-Pierre Stirbois, secrétaire général du Front, approchera néanmoins les 17% des suffrages au premier tour. Elle fusionnera avec celle du parti gaulliste alliance condamnée par Michel Noir, Bernard Stasi, Simone Veil et Philippe Séguin, permettant à la droite de ravir la mairie à la gauche.

En mars 1998 ce sont Charles Millon en Rhône-Alpes, Charles Baur en Picardie, Jean-Pierre Soisson en Bourgogne, Jacques Blanc en Midi-Pyrénées qui accepteront de faire alliance avec l’extrême droite pour être élus à la présidence de leur région. Ils seront alors désavoués par Jacques Chirac.

Le Convent de 1985 marque le point de bascule. Pour la première fois plusieurs délégués réclament la radiation de tout membre du Grand Orient qui appartiendrait à un mouvement d’extrême droite. "Tous ceux qui votent pour le parti d’extrême droite ne sont pas des fascistes, des xénophobes, des racistes. Un grand nombre sont des déçus, des déclassés, des paumés, des frustrés qui aspirent à un dégagisme avant l’heure et fixent leur colère sur des boucs-émissaires. Adhérer au Front national revient en revanche à adhérer à ses idées et à son programme. Cela est contradictoire avec les valeurs de la franc-maçonnerie", ai-je l’occasion de dire, proposant une motion qui rend incompatibles les deux appartenances.

Certains s’inquiètent qu’une telle mesure n’engage politiquement l’obédience. Le représentant de la loge Alpha du Centaure de Toulouse craint qu’"en voulant nous défendre contre certains, nous développions une chasse aux sorcières. Qu’on n’établisse un délit d’opinion au Grand Orient", ajoute le délégué des Amis choisis, une loge lyonnaise. Le délégué de La Parfaite Union, un atelier de Marseille, répond à ces frères que "le mal est déjà profond puisque 30% environ des Marseillais s’apprêteraient à voter pour le Front national". Et, de fait, aux européennes de 1986, la liste Le Pen arrivera devant celle de Jospin dans la cité phocéenne !

"Il faut avoir le courage lorsqu’on est franc-maçon de désigner ses ennemis. Le Front national appelle à chasser les immigrés. Nous savons que certains discours, lorsqu’ils sont appréhendés par des esprits faibles, peuvent amener des catastrophes et sont de véritables appels au meurtre", conclut le délégué, demandant l’exclusion de l’obédience de ceux qui seraient en accord avec les thèses de l’extrême droite. En réponse à ceux qui craignent une implication politique de l’obédience, de la tribune, documents à l’appui, nous sommes quelques-uns à rappeler la permanence dans la société française d’un courant qui a toujours exprimé avec violence sa haine du juif, du franc-maçon, du protestant, de l’étranger, de l’Autre et qu’il nous faut le combattre avant qu’il ne soit trop tard.

La bataille des idées doit pouvoir être menée en rassemblant les héritiers des Lumières. Mais le mal s’est largement répandu. Toute l’Europe qui se libère du stalinisme connaît bientôt une résurgence de l’extrême droite : profanations de cimetières juifs, exactions lors de matchs de football par des hooligans néo-nazis, concerts rocks ambigus, chasse à l’immigré conduisant à la mort et dont les auteurs sont parfois remis en liberté sans jugement. Dans pratiquement chacun des pays d’Europe les formations d’extrême droite enregistrent des scores au-delà des 20%. Trente et un pour cent des Autrichiens de plus de 40 ans affirment ne pas vouloir de juifs pour voisins, 50% pensent que les juifs sont eux-mêmes responsables de leur persécution alors que la communauté juive autrichienne est réduite à moins de dix mille personnes. Selon une autre enquête, un Allemand sur quatre estimerait que les idées du nazisme n’étaient pas si mauvaises [3].

Certes, il convient d’être très prudent avec ces sondages. La banalisation du mal et l’oubli de l’histoire sont tels que des jeux électroniques invitent des enfants à jouer à Treblinka leur en proposent de gazer le maximum de personnes ! À Dolgenbrodt, village brandebourgeois, les habitants ont payé des hordes d’extrême droite pour mettre le feu à un centre d’accueil pour immigrés. Aux Pays-Bas, bastion de la démocratie en Europe, deux cent personnes regardent sans intervenir une petite fille immigrée se noyer dans le lac !

Le racisme se banalise en lâches faits divers dans le langage quotidien. D’éminents politiques se laissent aller à reprendre les expressions si lourdement connotées sur le "droit du sang" à propos de l’accession à la citoyenneté, les "odeurs", le "seuil de tolérance", les charters, à propos des immigrés. Le glissement des mots illustre le glissement des idées. Les principes qui soutiennent l’édifice républicain sont écornés.

Les Frères se mobilisent. D’abord en informant en interne et en externe par une série de tenues, de réunions ouvertes, de conférences et de colloques publics. J’en animerai moi-même près d’une vingtaine à travers le pays. Ce travail est indispensable, nombre de maçons n’ayant pas pris la dimension du problème. Une Loge de la Grande Loge féminine de France invite Henri Tisot, homme de théâtre célèbre pour ses imitations fort réussies du Général mais aussi, ce qui se sait moins, auteur de déclarations dénonçant les "métèques" dans un quotidien d’extrême droite. Avec quelques frères du Grand Orient et sœurs de la Grande Loge féminine, nous nous rendons à cette tenue et distribuons à l’entrée la photocopie de cette interview qui se passe de tout commentaire. La vénérable décide d’annuler la soirée.

Il arrive que les choses se passent moins bien. Un soir, dans une loge d’une obédience mixte de la région parisienne, une candidate à l’initiation, quinquagénaire posée, cadre de direction affirmant "ne pas faire de politique", est interrogée sur la violence dans l’histoire qu’elle dénonce "sous toutes ses formes car la démocratie doit primer sur tout", dit-elle. Mais lorsqu’un frère la questionne sur le Chili où la junte torture et exécute ses opposants, elle susurre que "peut-être, dans certains cas, il convient de se donner les moyens de défendre la démocratie. Est-ce ce que fait le général Pinochet ?" poursuit l’interrogateur qui espère avoir mal compris et souhaite lui donner une occasion de rectifier. "Oui, parfois il le faut", laisse-t-elle tomber. La loge faillit exploser, divisée entre ceux qui, outrés par cette réponse complaisante avec la dictature, rejetèrent sa candidature et ceux qui considéraient que cette femme avait exprimé avec franchise une opinion parmi d’autres, ce qui aurait mérité de lui donner sa chance. Mais le fascisme n’est justement pas une opinion parmi d’autres !

Les obédiences françaises et européennes dites "adogmatiques", par opposition à la maçonnerie anglo-saxonne qui impose ses dogmes religieux, adoptèrent ce principe d’incompatibilité et signèrent avec le Grand Orient des déclarations publiques et des communiqués dénonçant le danger que l’extrême droite fait courir à la démocratie.

La franc-maçonnerie anglo-américaine, dont la politique de recrutement, dans les milieux d’affaires comme dans ceux de la politique, n’a pas toujours été très regardante, aura beau jeu, comme l’écrivit un journaliste du Monde, de dénoncer "la compromission du Grand Orient avec la politique de la société profane" !

Une fois le principe acté, encore convenait-il de l’appliquer. Le Grand Orient demeurera droit dans ses bottes. Quelques Frères, élus locaux ou régionaux ayant opté pour une alliance avec le Front national afin de conserver un siège, seront traduits devant la justice maçonnique. Ce fut notamment le cas à Béziers de Georges Fontès, ancien grand maître adjoint, et de l’ancien ministre Jean-Pierre Soisson, élu président de la région Bourgogne grâce à un accord avec le FN. En retour, des locaux maçonniques en province seront régulièrement saccagés et le siège du Grand Orient quelquefois menacé.

Fallait-il interdire le Front national ? C’est un vrai débat. Au Club des Égaux, un club politico-philosophique rassemblant maçons et non maçons de la gauche républicaine, que je venais de créer, on estimait, dans une filiation romantique de Gracchus Babeuf, guillotiné en 1797 pour avoir fomenté la conjuration des Égaux, que "la Révolution française n’est que l’avant-courrier d’une autre révolution bien plus grande et qui sera la dernière".

Les plus déterminés d’entre eux se reconnaissent dans l’adage de Saint-Just, "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté". Une devise qui sonnait juste à mes oreilles de jeune homme, même si trop de têtes, y compris de révolutionnaires jacobins, périrent la tête sur le billot qui ne méritaient nullement ce sort. Le même slogan qui permit aux dirigeants staliniens de décapiter toute opposition…

Mais je ne pouvais me résoudre à la moindre tolérance à l’égard du fascisme et de ceux qui l’avaient servi, avaient adopté les dispositions antisémites, racistes, avaient livré aux nazis les réfugiés républicains espagnols, les opposants allemands au nazisme, les juifs étrangers puis les juifs nationaux, tous les juifs, les homosexuels, et avaient participé à l’organisation de la plus grande opération d’extermination humaine de l’histoire de l’humanité.

Comment une partie de l’électorat populaire allemand avait-il pu porter démocratiquement Hitler au pouvoir alors que son projet était connu ? Comment Chamberlain et Daladier avaient-ils pu signer en 1938 les accords de Munich avec Mussolini et Hitler ? Comment un dirigeant socialiste comme Marcel Déat et un communiste comme Maurice Doriot, parmi d’autres, purent-ils rallier les couleurs de la plus odieuse collaboration ?

Ces questions me hantaient. Pourquoi n’avoir rien fait pour empêcher ce qui arriva ? Comment ce monde s’était-il défait ? Comment la République avait-elle été engloutie dans la confusion, la lâcheté, le sentiment d’impuissance, les ambitions personnelles et la peur ? L’aveuglement volontaire constitue le plus lâche des crimes politiques.

En 1930, la République de Weimar avec ses 23% de chômeurs n’imaginait aucun avenir à l’auteur de Mein Kampf en dépit de ses 207 élus au Reichstag. Deux ans plus tard Hitler obtenait 36,8% des voix aux législatives et s’apprêtait à imposer la dictature nazie au nom du redressement national et de la pureté de la race. Le camp de Dachau ouvrait dans l’indifférence. La vie continuait.

En 1940, Pétain accédait au pouvoir, lui aussi tout à fait démocratiquement, obtenant 569 voix (contre 80 et 19 abstentions) des députés. En Allemagne, Auschwitz recevait les premiers convois promis à l’esclavage et à la mort dans la cécité internationale.

Si l’histoire ne se répète pas à l’identique, il lui arrive de bégayer. Cette fois, il ne faut pas prendre le risque de laisser la tumeur se développer. Telle est la principale responsabilité de ma génération. 

Aussi, avec des amis qui pour beaucoup seront les compagnons d’une vie, fondons-nous en 1988 le Club des Égaux. Il s’agit de réagir à la montée de l’extrême droite mais aussi à l’affaiblissement de la laïcité et de l’égalité sociale. Nous avons choisi pour devise "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Yvette Roudy, Guy Lengagne, Philippe Dechartre, Louis Perrin, Renée Soum, André Combes, Olivier Stirn, Bertrand Tavernier, Maurice Agulhon, Jean-Christophe Cambadélis, Yves Coppens, Régis Debray, Manuel Escutia, Gisèle Halimi, Eddy Khaldi, Catherine Kintzler, Fabrice Lucchini, Jean Poperen, Pauline Salmona, Laurent Cattala, Alain Seksig, Jean-Pierre Lesage, Fred Zeller Marc Riglet, Philippe Foussier, sont de la partie parmi beaucoup d’autres.

La plupart m’accompagneront lorsque, pour rassembler les républicains des deux rives, nous fonderons le Comité Laïcité République et constituerons quelques années plus tard une coordination des défenseurs de la laïcité sans qualificatif. Ce sera le Collectif des associations laïques qui pèsera dans le débat national.

L’année suivante, le Club des Égaux sera en première en ligne dès le début de l’affaire du voile à Creil, apportant son plein soutien aux enseignants du lycée et aux cinq signataires du texte publié dans Le Nouvel Observateur dénonçant la reddition en rase campagne du gouvernement de gauche. Le Club des Égaux monte en ligne et organise un grand meeting au palais de la Mutualité avec Choisir, association féministe de Gisèle Halimi et France Plus de Areski Dahmani. Le fil rouge du meeting : le lien consubstantiel entre la défense de la laïcité et la dignité des femmes. Parmi nos invités prennent la parole Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Ariane Mnouchkine qui compare le voile islamique à un "apartheid des femmes et appelle le gouvernement et singulièrement Lionel Jospin au respect de certains principes qu’ils oublient actuellement". Gisèle Halimi enfonce le clou : "Le voile ne peut entrer à l’école laïque car c’est le drapeau de la religion musulmane, c’est le drapeau de l’intégrisme, c’est le drapeau de l’infériorisation de la femme. [4]

C’est la dernière fois que nous manifestons ensemble avec la Ligue des Droits de l’Homme, le MRAP, SOS Racisme, qui désormais vont participer à l’opération "laïcité nouvelle".

En 1988, Jean-Marie Le Pen arrive à la présidentielle à deux points de Raymond Barre et cinq de Jacques Chirac. Le Club des Égaux lance une pétition soutenue par des personnalités politiques dont Jean-Luc Mélenchon et publiée dans Charlie-Hebdo dirigé alors par Philippe Val, pour faire interdire le Front national. Bien évidemment, en dépit de milliers de signatures, elle n’aboutira pas. D’autant que la montée du Front national, telle une boule de bowling, est jetée dans les pattes de la droite pour la diviser.

Le débat se développe dans les Loges. Les Maçons, défenseurs des libertés, n’aiment pas proscrire. Faut-il néanmoins interdire ce parti pour les thèses qu’il défend ? Ce serait, disent certains, offrir l’occasion à l’extrême droite de se donner à voir en victime. Mieux vaudrait adopter une loi réprimant clairement le racisme, l’antisémitisme, le révisionnisme prônent certains. C’est ce qui sera fait avec les lois mémorielles et leurs ambivalences.

"Ne jouez pas à vous faire peur, le Front national n’accèdera jamais au pouvoir", nous confie Roger Leray, à nouveau grand maître dans les années 86-87, alors que j’entends dénoncer le cynisme politique qui instrumentalise la montée du Front national afin de diviser la droite et remobiliser l’électorat de gauche.

Cette petite musique machiavélique, je l’entends dans la bouche de certains visiteurs du soir, communicants du jour, qui fréquentent les parvis du pouvoir. Sans état d’âme, sur le ton de la confidence, ils expliquent que le Front national tétanise la droite comme le Parti communiste a longtemps constitué la principale force empêchant la gauche d’accéder au pouvoir. C’est une force négative sur laquelle il faut jouer, laisse tomber un gourou de la communication politique qui saura changer de rive à chaque alternance.

Probablement a-t-il raison du point de vue de l’efficacité politique. Mais la politique ainsi réduite à de petites et grandes manœuvres ne fait plus sens avec l’engagement de ma jeunesse. L’expérience acquise comme journaliste puis en cabinet ministériel m’a débarrassé de ma gangue de naïveté. Mais là, on touche à des valeurs sacrées.

Notre engagement contre l’extrême droite est sans compromis possible, d’autant plus pour moi, fils de résistant-déporté. Pour autant, un tel exercice de cynisme appliqué finira par échapper à ses concepteurs, brouillera le fonctionnement des institutions en banalisant les héritiers de l’ordre nouveau. Elle permettra l’élection impensable à la présidence de la République de Jacques Chirac en 1995 puis celle, inimaginable un an plus tôt, d’Emmanuel Macron en 2017.

À trop compter sur le rejet du Front national pour assurer une élection ou une réélection, la démocratie se transforme en une sorte de jeu de rôles coupé de tout projet social et politique dans un pays dont c’est pourtant la culture. Aussi le Grand Orient demeure-t-il un des rares lieux de pensée où l’on travaille tous les soirs à défendre et promouvoir ces principes qui font la République en perpétuel devenir et donnent sens à la possibilité des hommes de prendre en mains maîtriser leur destin collectif et personnel.

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[1L’Heure de vérité, lundi 13 février 1984.

[2Georges Buisson, L’Ennemi, Grasset, 2019, p. 177.

[3Sondage Forsia réalisé pour Die Woche.

[4Le Monde, 30 novembre 1989, "Une réaction à la mutualité".



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