Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne", fondatrice de polony.tv 11 avril 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Le nom même de professeur a-t-il encore un sens ? Celui qui professe, qui « se déclare expert en un art ou une science », et qui donc est habilité à les transmettre, tout cela peut-il encore exister dans une société qui déboulonne une à une les statues, et qui déclare sa méfiance envers toutes les institutions ? Les professeurs, les enseignants si l’on préfère, ont défilé dans les rues le 30 mars, ils font grève le 4 avril. Pour quel résultat ? Qui a entendu leur colère ? Pourtant, ils ont rejoint très tôt le mouvement des « gilets jaunes », que ce soit à travers le groupe des « stylos rouges » ou d’autres initiatives. Mais l’image de « privilégiés » qu’on leur attribue depuis des années à coups de statistiques sur l’« absentéisme » a sans doute effacé le réel. De même que le travail mené depuis quatre décennies par les grands réformateurs-fossoyeurs du système, à force de fabriquer des « dyslexiques » et des « dyscalculiques », a rompu la confiance nécessaire entre les citoyens et l’école de la République. Les professeurs en sont aussi les victimes.
On en oublie donc la réalité : un professeur en France est payé deux fois moins qu’un professeur en Allemagne (27 500 € annuels pour un professeur de collège français en début de carrière, 61 500 € pour son collègue allemand, selon les chiffres de l’OCDE calculés à parité de pouvoir d’achat). Pour un nombre supérieur d’heures d’enseignement, surtout dans le primaire. Dans une société qui fonde la reconnaissance sur le nombre de zéros du bulletin de paie, le salaire des enseignants nous en dit beaucoup sur le peu de cas que nous faisons du savoir. Ne parlons même pas de l’ambiance dans les classes, du mépris, de la violence dont sont l’objet les professeurs de la part de certains élèves et de leurs parents.
Bien sûr, l’actuel ministre n’est pas comptable d’une dégradation qui remonte à plusieurs décennies. On peut même lui reconnaître la volonté de rendre aux professeurs la maîtrise des méthodes d’apprentissage qui font le cœur de leur métier. Sans ce préalable, les enseignants ne retrouveront jamais leur magistère. Ils resteront aux yeux des parents, devenus consommateurs, des prestataires de service aux performances insuffisantes. Mais la remise sur pied de l’école ne suffira pas. Selon les mots de Pierre Reverdy, « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». En l’occurrence, elles s’appellent salaire et point d’indice. Elles s’appellent reconnaissance pleine et entière du caractère essentiel de ce métier qui devrait se donner les moyens d’attirer les meilleurs dans leur discipline.
On peut toujours rêver. Le respect pour le savoir, pour la capacité à maîtriser la langue comme mode d’interprétation du monde ? Il devrait être au cœur d’une démocratie vivante, se fixant pour but l’émancipation de tous ses citoyens. Le triste spectacle que nous offre la vie politique nous laisse quelques doutes sur la possibilité même de faire émerger une telle conception de la démocratie. La communication qui a phagocyté la politique se contrefiche de la démocratie, de l’émancipation et du savoir. Elle a pour objet de vendre un produit, homme politique ou pot de Nutella. Et puisque, désormais, les communicants deviennent ministres, la langue elle-même ne sera plus utilisée que pour inventer des slogans dans lesquels on « maximise les possibles », ou parler de Simone Veil comme de « la meuf » qui est morte. Pourquoi s’embarrasser de grammaire et de registres de langue ? Pourquoi perdre son temps à rechercher parmi un vocabulaire si désespérément pléthorique le mot exact pouvant traduire au plus près la réalité et l’interprétation qu’on veut en donner ? Pas le temps. Comme le résume Sibeth Ndiaye, nouvelle porte-parole du gouvernement, dans son premier tweet, ministre est désormais un « job ». L’idée même qu’on pourrait se souvenir de l’étymologie du mot « ministre » - « serviteur » -, pour en tirer une conception de l’Etat et une ligne de conduite, ne l’effleure pas.
Derrière l’affichage d’une langue simpliste, voire vulgaire (du « casse-toi, pauv’con » de Sarkozy au « foutre le bordel » d’Emmanuel Macron, en passant par le sabir de leurs armées de communicants), il y a bien plus que de la démagogie envers un peuple qu’on juge inculte. Il y a ce mépris mortifère pour le temps long, pour la masse de savoir et de pensée de ces hommes qui nous ont précédés. Il y a le culte de la performance et de l’immédiateté, le culte de ce qui rapporte. Bref, la négation de tout ce qui fait le sens du métier de professeur. Il n’est guère étonnant, finalement, que les enseignants soient depuis si longtemps une variable d’ajustement budgétaire pour gestionnaire de Bercy."
Voir aussi les contributions de Charles Coutel Réinstituons maintenant l’École de la République (C. Coutel), Pour une refondation républicaine de l’Ecole de la République : huit préconisations opérationnelles (Ch. Coutel), Des savoirs à la culture : l’école de l’émancipation. Éloge de Jean Zay (C. Coutel), dans la revue de presse les rubriques Ecole, Langue française (note du CLR).
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