Revue de presse

M. Bock-Côté et É. Dupin : « Faut-il avoir peur de l’identité nationale ? » (lefigaro.fr/vox , 17 fév. 17)

Mathieu Bock-Côté, auteur de "Le Nouveau régime. Essai sur les enjeux politiques actuels" (Boreal) ; Eric Dupin, auteur de "La France identitaire. Enquête sur la réaction qui vient" (La Découverte). 9 mars 2017

"[...] E. Dupin - La droite insiste sur le côté charnel de l’identité nationale exaltant un peuple et une terre. La gauche met en avant le côté politique de l’identité : les grands principes, la république, le legs de la Révolution. En réalité, l’identité française est un mélange de tout cela et chacun peut doser son cocktail comme il l’entend.

Mathieu Bock-Côté - [...] Au moment où une partie des élites occidentales sont tentées par un modèle de société fondé sur la contractualisation intégrale des rapports sociaux, les peuples cherchent à se réapproprier ce qui caractérise leur pays. Cette singularité qui fait que la France n’est pas l’Allemagne, que l’Allemagne n’est pas la Suède, que la Suède n’est pas la Finlande, que le Québec n’est pas le Canada… Le mot identité sert donc à décrire ce qui dans une société relève de la durée, de l’histoire, de l’héritage, du particulier. Il y a une aspiration à l’universel dans chaque homme et chaque société, mais personne n’est immédiatement universel. Ce qu’on cherche à nommer à travers la notion d’identité, ce sont les médiations qui conduisent à l’universel : la langue, la culture, les moeurs, le sentiment d’appartenance. Si on ne peut jamais en avoir une définition exhaustive, cela ne signifie pas pour autant que l’identité n’est pas un concept utile pour penser la spécificité des peuples. Et elle ne réfère pas à quelque chose de honteux.

Comment la question de l’identité est-elle devenue centrale ? La crise suffit-elle à tout expliquer ?

Mathieu Bock-Côté - La fragilisation du récit national causée par sa disqualification médiatique et sa déconstruction politique, est l’une des causes de la montée en puissance des revendications identitaires. Dans de nombreux pays, la nation a été réduite à sa caricature la plus désagréable. En France, elle a été réduite à un fantasme d’extrême droite. Aux Etats-Unis, elle a été présentée comme un masque dissimulant les intérêts de l’Amérique blanche. On a poussé à l’inhibition du sentiment national. Mais l’individu sans appartenance est nu, condamné au désespoir et à l’errance. L’appartenance n’est pas assignée une fois pour toutes à la naissance, mais elle n’est pas non plus que choisie. C’est un héritage que l’on peut se réapproprier et c’est la responsabilité de la société de le transmettre. Hélas, aujourd’hui, cette transmission est entravée et même combattue. Si nous sommes convaincus que le monde dont nous héritons ne vaut rien, pourquoi le perpétuer ? La mauvaise conscience identitaire pousse au déracinement. Le multiculturalisme a accentué la crise de l’identité nationale. Tandis que les cultures nationales étaient suspectes, les identités particulières étaient portées au pinacle pourvu qu’elles soient marquées de la légitimité victimaire. C’est ce que j’ai appelé l’inversion du devoir d’intégration. Cette pathologisation et xénophobisation du sentiment national ont provoqué des réactions de défense des peuples. La remise en cause et le dénigrement de l’idée nationale ont paradoxalement contribué à créer un besoin de nation qui ne s’exprime pas toujours de la plus belle manière, mais qui n’est pas en soi condamnable, au contraire.

Eric Dupin - Les raisons de cette crise de l’identité ne sont pas uniquement économiques et sociales. La gauche a trop tendance à ne voir que cet aspect de la question. Le fond de l’affaire, c’est le rapport des peuples à la mondialisation. Aller toujours plus loin dans la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes n’a pas eu que des conséquences heureuses. Face à cette mondialisation qui s’est emballée, les peuples aspirent à retrouver des repères. D’où la demande d’un certain protectionnisme économique ou d’une défense des frontières face aux migrations. La concurrence ne peut jouer sainement entre des pays qui produisent dans des conditions sociales et environnementales trop hétérogènes. La question de l’immigration est également centrale. Celle-ci n’est pas un mal en tant que tel, comme le croient les militants « identitaires », mais ce n’est pas non plus, contrairement à ce que croient beaucoup de gens de gauche, par principe quelque chose de positif. L’immigration de peuplement, assez massive des dernières décennies, n’a pas été bien pensée ni préparée. Elle a créé des « ghettos » où se concentrent de véritables diasporas de populations d’origine immigrée qui vivent en marge de la collectivité nationale avec leurs propres références, leur propre identité. Les responsabilités de ce déplorable état de fait sont très partagées : des politiques publiques d’intégration déficientes, des logiques économiques ségrégationnistes dans le logement ou l’emploi, des responsabilités de ces communautés elles-mêmes qui ont parfois une préférence pour l’entre-soi. La France ressemble de plus en plus à une mosaïque. Le fameux « vivre-ensemble » est d’autant plus souvent proclamé qu’il est rarement pratiqué.

Faut-il avoir peur de l’identité ?

Eric Dupin - Certains courants de gauche estiment que poser la question de l’identité, c’est déjà céder à un adversaire idéologique. L’identité serait un piège car c’est un terrain sur lequel la droite serait plus à l’aise. Cela reste à démontrer, car une large partie de la droite accepte la mondialisation libérale qui détricote l’identité nationale. Personne ne peut, à mon sens, esquiver cette question. Il faut l’aborder de front, ce qui ne veut évidemment pas dire la traiter comme les identitaires, c’est-à-dire comme une question isolée qui occulterait toutes les autres. Les fractures identitaires et les clivages économiques et sociaux se recoupent dangereusement dans notre société fracturée. Les travailleurs non qualifiés sont d’origine immigrée en large proportion, alors que les élites restent blanches. Cela donne une désagréable coloration néocoloniale à notre société. Elle s’en trouve fragilisée par la montée des préoccupations raciales. Les identitaires se posent en défenseurs d’un « peuple blanc et chrétien » qui nient la mutation profonde de la population française. Ce sont toutes les questions - économiques, sociales et culturelles - posées par cette réalité nouvelle qu’il faut résoudre.

Mathieu Bock-Côté - S’il y a une tentation racialiste dans l’identité, il faut la critiquer le plus sévèrement du monde. Mais il faut cesser de faire croire que le racialisme se trouve ailleurs que dans les marges de nos sociétés. L’enracinement est un besoin fondamental de l’âme humaine. Cette nécessité du monde commun a été négligée depuis plusieurs décennies. Les libéraux, en particulier, ont cru qu’ils pouvaient intégralement privatiser la question du sens et de la culture. Quant aux progressistes, ils n’ont voulu voir dans l’identité qu’un choix personnel, d’où le vocabulaire de l’identité « composite », « hybride », « multiple ». L’identité est devenue un bricolage identitaire artificiel. Tout cela manquait de stabilité et d’ancrages. A partir du moment où l’on reconnaît la nécessité du besoin d’appartenance, il faut le traduire politiquement, ce que permet justement la nation. Notons ce paradoxe : c’est souvent une certaine gauche multiculturelle qui racialise par effet de contraste les identités, en dénonçant le monde occidental à la manière d’un monde blanc fondamentalement raciste. Cette manière d’imposer une racialisation à la société d’accueil en l’obligeant à se penser comme « blanche » alors qu’elle se pense dans le langage de la culture qui, à ce que j’en sais, n’a rien de zoologique, me paraît dangereuse et absurde. On crée une conscience raciale artificielle en prétendant la dénoncer. [...]

Existe-t-il un risque de guerre civile ?

Eric Dupin - La conclusion logique du discours de la mouvance identitaire, c’est la guerre civile. Ils prétendent certes tirer la sonnette d’alarme pour l’éviter. Et leur solution, c’est la « remigration », c’est-à-dire le départ de millions de personnes d’origine étrangère, parfois installées en France depuis plusieurs générations. Mais il est clair que cette remigration est totalement impossible pour des gens qui n’ont plus d’attaches réelles avec ces pays. Les identitaires rétorquent que c’est ce qui s’est passé quand des millions de pieds-noirs ont rejoint la France à l’issue de la guerre d’Algérie. C’est bien l’aveu que la remigration ne pourrait intervenir qu’à l’issue d’une guerre civile gagnée par les « Français de souche ». Inutile de dire que c’est une perspective effrayante. Le problème est que nous sommes confrontés à des entrepreneurs politiques, du côté du fondamentalisme islamique et de manière beaucoup plus embryonnaire du côté des identitaires gaulois, qui essaient d’exploiter des difficultés tout à fait réelles de fragmentation de la société française pour créer un affrontement. Il y a un véritable danger qu’on ne parviendra pas à surmonter uniquement par le discours des bons sentiments et de l’antiracisme.

Mathieu Bock-Côté - J’ai quelquefois l’impression que ceux qui parlent de la guerre civile ont parfois une sorte de fantasme inavoué. Ils disent la redouter mais semblent parfois espérer qu’elle éclate pour sortir de la dépression actuelle. Je redoute ce vocabulaire qui ne me semble pas décrire adéquatement le malheur, par ailleurs indéniable, qui attend les sociétés européennes. Cela dit, il ne faut pas jouer sur les mots : si la notion de guerre civile sert seulement à désigner un conflit permanent de basse intensité, une multiplication de quartiers se désaffiliant du territoire national où les tensions ethniques se multiplient avec des émeutes épisodiques et des flambées de violence, cette notion est peut-être utile pour décrire une forme de partition culturelle qui ne dit pas son nom. C’est ce que nous devons redouter. Un pays qui conservera une forme d’unité administrative artificielle, mais qui, dans les faits, ne sera plus la France une et indivisible."

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