Revue de presse

Luc Ferry : "Islamophobie : peut-on critiquer les religions ?" (lefigaro.fr, 31 juil. 13)

2 août 2013

"Face aux récents événements de Trappes, qui ont scandalisé la France entière et permis au Front national de se faire applaudir bien au-delà de ses frontières en parlant de « racaille islamisée », la question se repose : peut-on encore critiquer les religions sans être aussitôt accusé d’incitation à la haine ?

Il faut le dire et le redire : le concept douteux d’islamophobie introduit un biais tout à fait fallacieux quand il suggère que la critique d’une idéologie s’apparenterait au racisme. De même qu’on peut critiquer le judaïsme sans être antisémite, on doit pouvoir critiquer l’islam, et a fortiori ses déviations fondamentalistes, sans être le moins du monde « arabophobe ».

Du reste, comme tous les grands monothéismes, l’islam n’est nullement réservé à une ethnie particulière : il existe de par le monde des musulmans de toutes origines, y compris des « enfants de Clovis » et « Français de souche » (comme il ne faut pas dire, mais comment dire autrement sans multiplier inutilement les périphrases ?). La critique d’une théologie n’a en principe aucun lien nécessaire avec le rejet d’une « race » en quelque sens qu’on veuille définir ce terme.

Mais c’est là, justement, ce que refusent d’admettre ceux qui manient à longueur de temps le pseudo-concept d’« islamophobie » comme un anathème polémique.Pour eux, il va de soi que derrière les critiques de la religion, c’est le racisme de toujours qui se dissimule.

À ce compte, la loi qui interdit le port du voile intégral leur apparaît comme une loi raciale, à vrai dire d’autant plus hypocrite qu’elle s’abrite sous les dehors d’un discours général qui ne vise personne en particulier, mais interdit seulement de circuler dans les lieux publics à visage couvert. Pourtant, l’islam authentique n’impose nullement la burqa et la prohiber n’implique aucune forme de racisme ni même d’inimitié à l’égard des grandes spiritualités.

Freud déclare, en visant le judaïsme de son temps, que la religion est la « névrose obsessionnelle de l’humanité », est-il antisémite ? Évidemment non. Il ne stigmatise en rien une prétendue « race juive » qui serait nécessairement porteuse de traits obsessionnels, mais seulement certains rituels qu’impose aux fidèles les plus orthodoxes leur idéologie religieuse. Il est bien entendu conscient qu’on peut être juif sans être croyant ni pratiquant.

De même, quand Nietzsche publie L’Antéchrist, quand il déclare que la religion chrétienne représente le comble de ce qu’il nomme le « nihilisme », il n’en appelle pas pour autant à l’extermination des chrétiens dont il ne cesse de dire que l’existence lui importe. Il les invite seulement à réfléchir au fait que, selon lui, ils n’ont inventé le ciel que pour nier la terre, l’au-delà pour dénigrer l’ici-bas, le paradis pour invalider le réel tel que nous le vivons ici et maintenant. Il tient le christianisme pour une espèce de « platonisme populaire », une sorte de vulgarisation du dualisme platonicien selon lequel le monde intelligible serait supérieur au monde sensible et l’idéal au réel. Voilà ce qu’il entend par nihilisme : une négation de la « réalité réelle » au nom d’une réalité mythique.

On peut adhérer ou non à ces critiques de la religion. On peut les trouver profondes ou au contraire stupides et injustes, peu importe. L’essentiel, c’est qu’elles n’impliquent aucune haine, aucun appel au meurtre, car elles ne visent pas les personnes en tant que telles, mais seulement les idées qu’elles défendent et dont elles peuvent toujours se détacher par les vertus de la réflexion.

C’est du droit à la critique qu’il est ici question, un droit inaliénable dans une démocratie digne de ce nom, pourvu, bien entendu, qu’il s’exprime dans le respect des individus. On doit pouvoir critiquer les religions, toutes les religions, comme on doit pouvoir critiquer le marxisme, le freudisme ou la pensée de Nietzsche lui-même en toute liberté.

Cela suppose seulement que l’on soit capable de faire la distinction entre les idées et ceux qui les portent, entre les visions du monde, qui sont toutes par principe critiquables, et les êtres de chair et de sang qui les incarnent.

Il est bon que les religions puissent se faire entendre dans une société laïque, comme elles le firent à propos du mariage gay. Pour autant, ce n’est pas à elles de faire la loi, encore moins de la bafouer, comme à Trappes, quand elle ne leur convient pas. Les critiquer quand elles outrepassent leurs limites n’est pas seulement un droit, c’est aussi un devoir de civisme."

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