Revue de presse

J.-P. Le Goff : "Lettre à l’Europe : « Etre pour vous, malgré tout »" (nouvelobs.com , 1er mai 19)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, auteur de "Mai 68, l’héritage impossible" (La Découverte) et "La France d’hier. Récit d’un monde adolescent" (Stock). 19 mai 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"A l’occasion des européennes, "l’Obs" a proposé à des artistes et des penseurs d’écrire à l’Europe.[…]

ÊTRE POUR VOUS, MALGRÉ TOUT

JEAN-PIERRE LE GOFF [1]

Madame Europe,

Comment peut-on être contre vous, qui apparaissez comme une belle idée « en soi » ? Votre nécessité et vos promesses ont été dites et redites depuis longtemps. Face aux grandes puissances anciennes et émergentes, à la concurrence mondialisée, comment les nations qui vous composent, isolées, pourraient-elles faire encore le poids ? Dans les domaines économique, scientifique, technique et militaire, les coopérations et les projets communs démultiplient les performances. En politique, la défense des droits de l’homme et la démocratie demeurent nos repères et nos idéaux. Dans le domaine culturel, n’avons-nous pas Athènes, Rome et Jérusalem, le christianisme et les Lumières en héritage commun ? Tout cela constitue comme un arrière-fond d’évidences qui ne devrait pas souffrir de trop longs débats entre gens raisonnables mus par de nobles idéaux.

Reste que votre incarnation dans une « Union européenne » ne suscite pas vraiment d’adhésion franche et massive parmi votre population. Comme pour les réformes, on nous dit qu’il s’agit d’un manque de pédagogie et de compréhension ; on nous explique inlassablement le pourquoi et le comment d’une Union pleine de promesses et de bonnes intentions, en essayant de nous persuader que l’important est d’aller toujours de l’avant. Combien de discours, de textes, de déclarations... avec le constat amer et impuissant de la montée des « populismes » ?

En fait, depuis l’origine, cette Union témoigne du grand écart entre des discours généraux et généreux inlassablement répétés et des réalités et des pratiques qui ne vont pas dans le sens escompté. On a fait revoter les peuples (au Danemark et en Irlande) pour qu’ils finissent par dire oui aux traités ; en France, on est passé vite sur le rejet du traité constitutionnel. On a continué d’élargir l’Union et intégré dans la zone euro des pays aux économies hétérogènes. Des commissaires bénéficiant de confortables situations ont multiplié les rappels à l’ordre sur la rigueur nécessaire et la « concurrence non faussée »... Que peut bien signifier l’harmonisation des politiques budgétaires et sociales au regard de l’histoire et des situations différentes des pays qui vous composent ? Avec cette Union, vous êtes devenue synonyme d’économisme, de néolibéralisme et de fuite en avant.

Et comment croire à une politique étrangère commune alors que les pays n’ont pas la même analyse de la situation et n’envisagent pas les rapports avec la Russie de Poutine de la même façon ?

On aura beau expliquer que les fonctionnaires européens travaillent pour le bien des peuples, je n’arrive pas à y croire quand le responsable de la Commission assimile l’idée de nation au populisme, déclare tout bonnement que les frontières sont la « pire invention jamais faite par les politiques », au moment même où l’angoisse vis-à-vis de l’immigration et de la sécurité va grandissant. Comment pourrais-je oublier ces réalités et ces déclarations ?

Depuis le temps que l’on en parle, le président de la République nous dit que cette fois-ci sera la bonne en matière d’« Europe protectrice » et de « bouclier social ». Tout pourra, nous dit-il, être discuté sans tabou, y compris la révision des traités. Un flot de belles paroles, dont on peut débattre indéfiniment. Pourtant la « renaissance » qu’il vous souhaite ne se décrète pas par la magie du verbe, le volontarisme et l’activisme d’un président. Sa lettre à vos habitants est tombée à plat.

Le récit national et le récit européen sont en morceaux, leur reconstruction est oeuvre de longue haleine et non d’activisme politique et de communication. J’entends qu’on a besoin de vous, face à la Chine, aux Etats-Unis, aux Gafa, aux migrations, aux dangers qui nous menacent..., mais je ne suis pas fédéraliste pour autant.

Vous êtes composée de peuples et de nations. Plutôt que d’évoquer la notion confuse de « souveraineté européenne », je préférerais qu’on nous dise plus simplement et clairement ce que l’on peut faire ensemble et ce que l’on peut faire séparément. La lucidité n’est pas une « passion triste » ; on ne reviendra pas en arrière mais j’irai voter sans illusion. Bien à vous malgré tout."

Lire "Lettre à l’Europe de Jean-Pierre Le Goff : « Etre pour vous, malgré tout »".

[1Sociologue, dernier ouvrage paru : La France d’hier. Récit d’un monde adolescent des années 1950 à Mai 68 (Stock, 2018).


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