Revue de presse

"Le gros chantier de l’islam dans l’entreprise" (Charlie Hebdo, 5 jan. 22)

11 janvier 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le couple maudit patron-bon Dieu a accompagné les ouvriers pendant des siècles. Le mouvement syndical avait réussi à se débarrasser de la doctrine de l’Église à l’usine et considérait la religion comme l’opium du peuple. Mais ça, c’était avant l’apparition de l’islam et ses revendications au travail. Depuis, le « fait religieux en entreprise » progresse. On dit amen ?

Par Natacha Devanda

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Pour la fonction publique, la cause est entendue : la laïcité de l’État français s’impose aux agents du service public, qui doivent faire preuve d’une neutralité absolue en matière de religion. En clair, pour les fonctionnaires et assimilés, les signes religieux restent au vestiaire. Mais ailleurs  ? Depuis des décennies, la montée des revendications religieuses portées par les musulmans les plus radicaux déborde des ateliers, des chaînes de montage des usines ou des chantiers du BTP, où jusque-là ils étaient cantonnés, pour investir les domaines de l’animation, du socioculturel, des transports, des télécoms, de la sécurité, de l’aéroportuaire… Sujet sensible et secteurs explosifs.

Les premières manifestations modernes de ce qu’on appelle pudiquement « le fait religieux dans l’entreprise » – pour nommer clairement les choses, l’apparition de la religion musulmane dans le monde du travail – ­remonte aux décennies 1970 et 1980. On est chez Citroën à ­Aulnay-sous-Bois (93), chez Talbot à Poissy (78). L’auto­mobile est une branche industrielle où les ouvriers immi­grés sont nombreux. Venus du Maghreb, ils réclament des salles de prière sur leurs lieux de travail et des dérogations durant le ramadan. Des doléances religieuses qui s’agrègent à des revendications plus larges, comme « le respect de la digni­té  ; la liberté de prendre la carte du syndicat de [son] choix  ; de voter librement […] » (« Le manifeste des OS de ­Citroën-Aulnay », 1982). Du coup, ça passe crème auprès des syndicats. De la CGT, notamment, qui renonce de facto aux principes de base du marxisme : débar­rasser le prolétariat de l’opium qu’est la religion. Auteur de ­l’essai Grèves saintes ou grèves ouvrières  ?, paru en 2015 aux éditions Belin, Vincent Gay relate, tout en en nuançant la portée, le discours d’un délégué CGT : « Travailleurs de Citroën, je vous remercie tous d’être là, dit le syndicaliste en langue arabe. Au nom de Dieu nous espérons que nos reven­dications aboutiront, que notre dignité sera respectée. Au nom de Dieu, nous sommes tous unis, tous des frères dans cette grève. Dieu est avec nous. Nous devons lutter au nom de Dieu […] Vive la CGT, vive la liberté, vive la France. » La camaraderie, chère aux militants cégétistes, a changé de nature pour devenir « fratrie ». Un glissement qui n’est pas sans danger.

Dans les années 1980 et 1990, c’est encore de fratrie qu’il sera question lorsque la politique dite des « grands frères » va inspirer les campagnes de recrutement ciblé à la RATP, un établissement public à caractère industriel et commercial, dont les salariés relèvent du droit privé, mais dont les missions de service public leur imposent de respecter les principes de neutralité et de laïcité. Cette idée des « grands frères » oscille entre action sociale – offrir de bons jobs à des jeunes socialement défavorisés – et marketing flatteur pour l’image de la régie. Hélas, la réalité n’est pas un conte de fées. Et le recrutement quasi exclusivement masculin va accentuer le déséquilibre hommes/femmes déjà marqué. Surtout, il va importer les « logiques communautaires des quartiers » au sein de l’entreprise, comme l’explique Éric Pouillat, député LREM, coauteur d’un rapport d’information parlementaire alarmiste (sic) [1] sur les phénomènes de commu­nautarisme au sein de certains dépôts de bus. Refus de serrer la main d’une femme, de prendre le volant après une conductrice, « autobus immobilisés pendant que les conducteurs font leur prière », ­selon Denis Maillard, ­auteur du livre Quand la religion ­s’invite dans l’entreprise (éd. Fayard). Mais il faudra attendre que soit révélé que Samy Amimour, l’un des terroristes du Bataclan, était un ancien conducteur RATP pour que la polémique enfle, et que la CGT-RATP réagisse publiquement. Elle le fait via un communiqué de presse, en évoquant, avec force guillemets, « la montée de l’extré­misme dit « religieux »  ». Le communiqué admet tout de même que la régie est confrontée « à une remise en cause par certains individus ultra-minoritaires de la laïcité », qui essaient « de faire plier les règles de fonctionnement du service public à des dogmes de nature religieuse » et nient les « valeurs républicaines, en particulier […] l’égalité des droits, en particulier entre les femmes et les hommes ». Une communication ­syndi­cale en date du 27 ­novembre 2015, une date pas si anodine que ça…

Ces « épiphénomènes […] néanmoins très graves », comme dit encore le communiqué pour évoquer sans le nommer ­l’entrisme islamiste dans le monde du travail, sont en constante augmentation. Dans leur Baromètre 2020, l’Obser­vatoire du fait religieux en entreprise (Ofre) et l’Institut Montaigne notent une augmentation importante des cas et des conflits dans les boîtes (65 % des cadres y sont actuellement confrontés, contre 44 % en 2012, date de création du baromètre). Et même si ces cas problématiques restent minoritaires, « leur inflation fait qu’ils n’ont plus rien de marginal », note Guylain Chevrier, formateur et enseignant en droit à Paris-XIII, ancien membre de la « mission laïcité » du Haut Conseil à l’intégration et formateur en travail social.

Si ces revendications religieuses ne sont pas la préoccupation première des salariés, elles commencent à devenir celle des cadres ou des patrons, par la désorganisation ou le malaise qu’elles créent au sein des équipes de travail. En 2017, chez Orange, Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC, s’inquiétait de la multiplication des autorisations spéciales d’absence (ASA), à l’occasion des fêtes religieuses, qu’elles soient musulmanes, juives, chrétiennes orthodoxes, bouddhistes… Une situation « ingé­rable, au point de pourrir l’ambiance sur certains sites », notait le syndicaliste chez nos confrères de Slate. On peut certes y voir un effet d’aubaine plus qu’une croisade chez l’opérateur de téléphonie français. Sauf que, comme le précise encore Sébastien Crozier, ces revendications s’accompagnaient parfois « de pressions des plus fervents sur leurs coreligionnaires moins pratiquants ».

Face aux offensives religieuses, le droit social n’est pourtant pas si démuni que ça. Comme le relève judicieusement Éric Roche­blave, avocat spécialisé en droit du travail, « le Code du travail prévoit le respect des convictions, pas leur promotion. Car il prévoit le travail, pas la religion ». Encore faudrait-il le faire respecter avec intransigeance au lieu de prôner « l’accompagnement raisonnable », une formule de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines, qui, jusqu’ici, tente de ménager la chèvre et le chou.

« On a mis des années à se débarrasser de la chrétienté dans l’entreprise, et on laisse le religieux revenir par le biais des islamistes et, dans une moindre mesure, des évangélistes », s’insurge Guylain Chevrier. Cet historien de formation aime à rappeler que l’Église catholique a encadré les ­ouvriers durant toute la révolution industrielle : « Il fallait un certificat de baptême pour travailler, il y avait l’obligation d’aller à la messe et l’interdiction de se syndiquer. Jusqu’au XIXe siècle, les bonnes sœurs jouaient les contremaîtres dans les filatures. »

Le mouvement ouvrier et syndical s’est battu – et s’est bâti – contre les pleins pouvoirs patronaux et l’emprise de la religion dans l’entreprise. Se souvenir d’où on vient et où on ne veut pas retomber serait salutaire pour l’ensemble du monde du travail. Car la présence visible d’Allah ou d’une autre divinité n’est ni souhaitée ni souhaitable à l’usine comme au bureau. Qu’ils restent, une bonne fois pour toutes, en distanciel."

Lire "Monde du travail : le gros chantier de l’islam dans l’entreprise".

[1Note du CLR.


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier "Les nouveau clusters de l’islamisme" (Charlie Hebdo, 5 jan. 22), la rubrique Travail (note du CLR).


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