Revue de presse

"La parole libérée" (J. Julliard, Marianne, 27 nov. 15)

28 novembre 2015

"[...] Il y a moins de trois semaines, ce n’est pas les djihadistes que l’on traquait à Paris, mais les intellectuels déviants. Houellebecq, Zemmour, Finkielkraut, Onfray - avant eux, Taguieff et même Gauchet - étaient accusés d’être réacs, islamophobes, et, bien entendu, de faire le lit du Front national. Dans la presse « bien-pensante », le Monde, Libé, l’Obs, la chasse à l’homme avait pris une telle ampleur que, lors d’un meeting qui fit couler beaucoup d’encre, Marianne avait posé la question : « Peut-on encore débattre en France ? » Et, comme pour se rassurer, les mêmes publiaient des listes, falotes et ridicules, de « vrais » intellectuels de gauche.

Il y avait alors des mots interdits, comme « islamisme, islamisation, identité, civilisation » ; d’autres suspects, tels que « laïcité, peuple, France » ; des adjectifs incontournables, tels que « nauséabond » pour dire fasciste ; des slogans obligés, comme « Pas d’amalgame » ! Tous les jours, la gendarmerie de l’esprit étendait ses listes de proscription, qui touchaient tant les écrivains que leur vocabulaire. Où l’on vérifia que de petits esprits pouvaient en un tournemain devenir de grands inquisiteurs. Pour ma part, je ne conserverai pas de cette période le souvenir d’un grand moment de la pensée française. Le seul vrai pouvoir de la bien-pensance était un pouvoir d’inhibition : elle s’était acquis le droit de dire le halal et le haram, c’est-à-dire le licite et l’illicite, autrement dit le bien et le mal. Du coup, un couvercle sacré pesait sur toutes les questions litigieuses, même celle dont l’évidence s’imposait.

L’événement a fait exploser cette orthodoxie de la pensée et du langage, a libéré la parole et a posé au grand jour des questions qu’il était déjà jugé « courageux » de murmurer en douce.

1 La première question, la plus importante, concerne les rapports de l’islam et de l’islamisme. Et même, plus précisément, des musulmans avec les islamistes. Jusqu’ici, contre tout bon sens, la vulgate officielle prétendait que les deux choses n’avaient « rien à voir ». Qu’une telle ineptie, sortie tout droit du ministère de la Vérité dans un roman d’Orwell, ait pu régner tranquillement dans une démocratie libérale en dit long sur la puissance de la persuasion, qui spécule sur l’espèce de pétrification sociale provoquée par l’énormité de la proposition pour la faire accepter sans murmure. Il coule de source en effet que, si tous les musulmans ne sont pas islamistes, tous les islamistes sont bel et bien musulmans. Et encore, que si tous les fondamentalistes musulmans ne sont pas terroristes, tous les terroristes musulmans sont fondamentalistes. Qu’en conclure ? Non pas qu’il faille jeter la suspicion sur le grand nombre qui est sain, sous prétexte qu’il renferme en lui le petit nombre qui est gangrené, mais, au contraire, tout faire pour dissocier le grand nombre du petit. La guerre dans laquelle nous entrons est à bien des égards, comme ce fut le cas pour le conflit algérien, une guerre civile, avec pour enjeu une population au contact des deux belligérants. La règle d’or d’une telle guerre peut s’énoncer ainsi : il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de musulmans en France ; il faut vivre avec les musulmans comme s’il n’y avait pas de terrorisme.

Cette réintroduction de la masse musulmane dans l’ensemble national s’était révélée impossible, aussi longtemps que le terrorisme islamiste, comme en janvier, ciblait ses victimes : les juifs, les journalistes critiques. Les tueries aveugles du 13 novembre ont opéré cette mutation : les musulmans sont des cibles comme les autres ; nous les voyons chaque jour en tirer les conséquences et proclamer leur horreur de ces abominables coreligionnaires. Il y a bel et bien, comme en temps de guerre, un impératif d’union sacrée, qui ne doit laisser de côté aucune fraction de la population.

2 Si cette lutte est bien une guerre, comme le proclame désormais à l’envi la quasi-totalité de la classe politique et de la classe médiatique, il faut, pour la gagner, en tirer les conséquences. Et d’abord empêcher l’ennemi de développer tranquillement sa propagande sur le territoire national. Les imams intégristes qui prêchent la haine et en filigrane le djihad doivent être empêchés de nuire et, chaque fois que la chose est possible, expulsés.

Si nous sommes bel et bien en guerre, il n’est pas possible de laisser des ressortissants français aller tranquillement s’entraîner au djihad en Syrie et en Irak, et de les accueillir à leur retour pour leur permettre d’appliquer ici à notre encontre le savoir terroriste qu’ils ont acquis là-bas. En temps de guerre, cela s’appelle intelligence avec l’ennemi. Des traîtres à la nation doivent être traités comme des traîtres et non comme une poignée de loups solitaires, de paumés et de désaxés relevant de la psychiatrie, ainsi qu’on a essayé de nous le faire accroire après Charlie.

3 La question qui surgit alors est celle de la légitimité de cette guerre. Si elle a été menée jusqu’ici avec autant de maladresse et si peu d’énergie à l’échelle européenne, c’est que les Européens et les Français doutaient de leur bon droit. La culpabilisation envers soi-même et la culture de l’excuse envers l’ennemi reposent sur une série d’arguments indéfiniment ressassés.

Si les terroristes étaient effectivement des paumés, la responsabilité en incomberait alors au milieu qui n’a pas su les accueillir et donner du sens à leur existence. C’est en somme l’argument banlieue, dont la conclusion est que l’exclusion, la ghettoïsation et le racisme sont la cause véritable du phénomène, la radicalisation religieuse n’étant qu’un épiphénomène. Cet argumentaire économiste, sous-produit appauvri du marxisme de jadis, ne tient plus dès lors que les djihadistes ne sont pas des paumés, mais les soldats volontaires et convaincus jusqu’au sacrifice de leur vie d’une idéologie à base religieuse, visant ni plus ni moins qu’à la domination du monde.

Le terrorisme en Europe ne serait que le contrecoup différé du colonialisme de jadis. Cette culpabilisation rétrocoloniale ignore gravement le discours de l’Etat islamique lui-même. En dehors de la référence rituelle aux « croisés » (les touristes russes de l’avion abattu dans le Sinaï : des « croisés » !), l’essentiel de la haine des fondamentalistes ne porte pas sur le passé colonial, mais sur le présent hédoniste de l’Occident. Ce n’est pas aux symboles de la colonisation, mais à ceux de la prétendue dépravation occidentale qu’on s’attaque : le sport, la musique, l’alcool, le féminisme, la joie de vivre. Ce ne sont pas les mânes de Jules Ferry ou de Robert Lacoste qui sont visés, c’est nous-mêmes, dans notre façon de vivre et de penser.

Le dernier argument est celui de l’égalité des civilisations. Dans un stupéfiant entretien repris par l’Etat islamique lui-même (le Point, du 19 novembre 2015), Michel Onfray invoque contre l’Occident le « mode de vie islamique » et le droit pour ces pays « à se déterminer comme ils le souhaitent et selon leurs raisons ». Et de proposer une « trêve [...] entre l’Etat islamique et la France pour que son armée dormante sur notre territoire pose les armes ».

Ô Lévi-Strauss ! Que de sottises on a déjà débitées en ton nom ! Poser ou supposer une égalité axiologique entre l’Occident et le monde islamique explicitement représenté par Daech, c’est jouer de la confusion entre les civilisations au pluriel, dont aucune ne saurait, selon le grand ethnologue, se prévaloir d’une supériorité morale sur les autres, et la civilisation au singulier, c’est-à-dire le mode de vie et de pensée qui s’opposent à la barbarie. Pour le moment, je n’ai encore jamais entendu dire que les Alliés auraient eu tort de combattre Hitler sous prétexte qu’il aurait été le représentant d’une hypothétique « civilisation hitlérienne » ! Non, l’Etat islamique n’est pas l’islam, il ne peut être tenu comme représentatif de la civilisation musulmane.

Pour ma part, et quels que soient les fautes et les crimes de l’Occident, d’hier à aujourd’hui, la lutte contre l’Etat islamique est bel et bien une lutte pour la civilisation contre la barbarie.

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Il n’y a donc plus de honte à être nous-mêmes, et à nous défendre contre qui prétend nous imposer sa loi. Ce qui est tombé, avec les 130 victimes des ides de novembre, c’est cet étrange « respect humain » qui nous imposait une distance permanente à l’égard de nous-mêmes, fondé sur un obscur sentiment de culpabilité. On ne gagne pas un combat si l’on est persuadé que c’est l’ennemi qui a raison. Voyez les Français depuis dimanche, toutes opinions confondues : s’ils brandissent à nouveau les symboles de leur être-ensemble, drapeau, hymne national, c’est que la haine dont ils sont l’objet et les victimes qu’ils pleurent leur ont redonné l’envie d’être eux-mêmes sans mauvaise conscience. Il ne s’agit nullement, comme commencent déjà à le suggérer les éternels bourreaux d’eux-mêmes, les « malaisés » comme on dit dans mon village, d’une affirmation morbide et agressive de leur identité, mais tout simplement d’un sentiment de fierté retrouvée. Et puisque le monde entier, à l’exception des Corses de Bastia, chante aujourd’hui la Marseillaise, ils pensent qu’ils ont bien le droit de se défendre contre « ces féroces soldats, qui viennent jusque dans [leurs] bras, égorger [leurs] fils, [leurs] compagnes ».

C’est pourquoi, à Marianne, nous défendrons plus que jamais ces deux piliers de l’identité nationale et de la paix civique que sont la laïcité et l’école républicaine. Comment, après ce qu’il vient de se passer, faire la moindre concession au communautarisme, symbole d’un « Pearl Harbor à la française » (Pascal Bruckner) et d’un véritable Munich de l’esprit ? Peut-être comprend-on mieux aujourd’hui pourquoi nous faisons de l’école républicaine, celle que l’on a escamotée depuis un demi-siècle, le boulevard principal de la résistance à la guerre civile qui nous guette.

Bien entendu, la défense des valeurs de la République doit se faire dans le respect de ces valeurs. Ce n’est pas parce que certains s’apprêtent à faire d’une crispation pointilleuse sur les libertés individuelles la ligne de repli de leur défaite intellectuelle qu’il en faudra démordre. Nous défendons la liberté avec les armes de la liberté. Certes, toutes les guerres révolutionnaires ou nationales, de 1792 à 1914, se sont accompagnées d’une restriction provisoire de celles des libertés qui nuisaient à la sécurité et au combat. Mais les libertés françaises sont dans de bonnes mains, celles d’un peuple dont on ne peut aujourd’hui qu’admirer le sang-froid. Comme vient de le souligner Robert Badinter, nous vivons dans un pays libre et qui entend bien le rester."

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