Revue de presse

Joann Sfar : "Si Dieu existe" (huffingtonpost.fr , 25 mai 15)

26 mai 2015

"Le carnet de Joann Sfar, qui sort mercredi 27 mai, s’appelle "Si Dieu Existe". "Je me suis dit qu’avec un titre aussi con, j’allais attirer du monde" résumait le célèbre auteur de BD et réalisateur en arrivant au HuffPost, qui a pré-publié son carnet depuis le 5 février dernier.

Avec un titre aussi con, et après plus de trois mois d’une fructueuse collaboration, il ne pouvait surtout pas échapper à des questions cons... Interview "Si Dieu existe".

Le HuffPost : Si Dieu existe, pourquoi se poser la question de son existence ?

Joann Sfar : Si Dieu existe, c’est une question d’enfant. C’est le moment où on se demande si Dieu est faible ou méchant. On découvre le mal et la souffrance et l’injustice et on se dit que soit Dieu s’en fout qu’on s’en prenne plein la figure, soit il n’a pas la puissance nécessaire pour y faire quoi que ce soit. les prêtres sont familiers de ce type de questionnements car c’est à ce moment qu’ils attrapent les petits enfants en leur racontant mille fables sur le libre-arbitre et le fait que Dieu nous laisse le choix, que ses voies sont impénétrables et que de toute façon on ne peut rien comprendre, mais qu’il vaut mieux croire à un monde avec Dieu qu’à un monde sans lui.

Ensuite on découvre Auschwitz et on se dit qu’il devait tout de même y avoir quelques innocents dans les chambres à gaz. C’est le moment pour lire Lévinas et entendre parler d’un Dieu dont la force réside dans son retrait du monde. Puis finalement, en tout cas pour moi ça a été comme ça, finalement on rejette les miracles. On se dit que la force de Dieu ne consiste pas à ouvrir la Mer Rouge pour empêcher Moïse de s’y noyer mais au contraire... on se dit que la force de la mer, c’est qu’elle reste au fond de l’océan. Et on se met à nommer Dieu ce qui relève tout simplement des lois du monde.

Louer Dieu se résume alors à remercier pour l’eau qui mouille et le soleil qui chauffe. Ainsi on ne vexe ni les croyants ni les agnostiques. Et ce système fonctionne parfaitement tant qu’on se tient loin des drames qui nous renvoient aux rages et à l’impuissance de l’enfance. le jour où j’ai compris que ma mère était morte, je ne vous dis pas à quel point le Dieu qui récompense les bons et punit les méchants m’a semblé très loin de mon niveau de patience. Et le jour de Charlie... tiens, le 11 janvier où nous avons défilé, c’était l’anniversaire de la mort de ma maman.

Le 7 janvier, donc, j’ai été assez bête et amoureux de Dieu pour lever les yeux vers le ciel en lui demandant ce qu’il comptait faire au sujet des brutes qui ici-bas parlent en son nom. Ce sont des moments où l’on veut bien croire et au retour d’Elvis et à la justice miséricordieuse.

On sait que c’est con. Mais on en a besoin. J’ai mis ça en titre de mon livre, "Si Dieu Existe". je continue de penser que c’est un titre enfantin. le même genre de choses que lorsque tous les dessinateurs du monde, sonnés par le coup au ventre, se mettent à dessiner un crayon qui se bat contre une kalachnikov. On devient bête quand on pleure le cul par terre. D’ailleurs non, décidément, si Dieu existe, je ne comprends pas qu’il ait fait un monde où il est si facile d’apprendre à tirer à la kalachnikov, et si difficile de savoir dessiner.

Pour les millions de débiles capables d’assassiner leurs semblables de sang-froid, combien de Cabu ? Marcher vers le dessin prend toute une vie. Après 80 ans, Hokusai disait "je commence à peine à y comprendre quelque chose". Apprendre à tuer prend dix minutes. Si Dieu existe, nous n’avons pas les mêmes priorités, lui et moi.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il a dit quoi à Charb quand il est arrivé ?

Joann Sfar : Ils ne se sont sans doute pas vus. Charb n’était pas croyant sur terre, je doute qu’il soit devenu bigot après avoir été assassiné au nom du monothéisme. J’imagine que dans les cieux, Charb a dû rencontrer Dieu sans s’apercevoir que c’était un homme différent des autres.

Alors sans doute, sur un pied d’égalité, ils ont pu devenir copains. Avec Charb on se disputait tout le temps car on n’était d’accord sur rien. je crois qu’on fait partie d’un groupuscule pour qui c’est une très bonne nouvelle de ne pas être d’accord, car ça donne envie de se voir et de continuer la discussion. je suis très triste quand j’entends des jeunes gens s’imaginer que Charlie était un lieu de haine. Quand j’entends des gens s’écharper entre pro-Siné, pro-Val, pro-ceci ou pro-cela, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas la moindre idée de la façon dont fonctionnait ce journal.

On dirait que vous n’avez jamais été à une AG de l’UNEF ou de la FA. Oui, tout le monde s’engueulait sans cesse et se fâchait tout rouge. Oui il y avait de grosses différences entre un Cavanna et un Cabu. Oui ça charclait méchamment et j’ai vu des disputes homériques pour des conneries. je me souviens d’une espèce de Bérézina à propos de la pêche à la ligne : Cavanna était contre et Renaud était pour. Mais vous savez quoi ? Tout le monde ADORAIT ça. je n’aimerais pas avoir fait partie d’un journal où tout le monde est d’accord. Pardonnez-moi aujourd’hui encore, d’aimer Val et d’aimer Siné.

Et je ne suis pas naïf et ma connerie me regarde. Et j’ai adoré, à Charlie, me faire insulter par Willem que je tiens pour un des plus grands dessinateurs vivants, et je ne sais plus quoi dire tellement j’entends de bêtises au sujet de Charlie Hebdo, par des gens qui ne le lisaient pas et transforment l’idée de ce journal, soit en un machin consensuel emmerdant, soit en une officine raciste ! Zut ! Le seul point commun de tous les gens qui sont passés par Charlie, c’était l’envie de faire rire les gens. je n’ai jamais vu un raciste à Charlie, il y avait un consensus absolu dans la lutte pour les sans papiers, et contre toutes les discriminations. Il y a eu des mauvais dessins ? Oui, sans doute. Mais on ne tue pas pour un dessin. C’était quoi, la question ? Dieu ? Je crois que s’il existe et là où il est, il a bien besoin de se marrer un peu plus. le dessin d’humour sert à ça : détendre l’atmosphère, et parfois faire réfléchir.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il est juif ?

Joann Sfar : Dieu non, mais Jésus, oui. Dieu est né avant tout ça. Avant même qu’il y ait un homme et une femme (car Dieu est plus âgé que Claude Lellouche). Dieu a vu apparaître de la soupe cosmique les premiers cloportes, qui se disputaient déjà, et qui se disaient, à peine sortis de l’eau "ma tribu est plus forte que la tienne d’ailleurs je vais te démonter la figure".

C’est ainsi, pour progresser, la vie a besoin parfois de détruire. Ensuite, des babouins ont inventé le football et comme il y avait un seul ballon et trop de joueurs, la dispute à dégénéré. Puis on a trouvé très amusant de déclarer que chaque équipe de foot aurait un totem différent, on a appelé ça les religions.

Dieu, du haut de son nuage, était désolé de voir tout ça. Il a bien essayé de temps en temps d’envoyer des messagers pour calmer le jeu, mais ça n’a fait que des problèmes. Par exemple un jour il a envoyé Jésus expliquer que tout ça, le temple et le libéralisme sauvage, ça faisait souffrir tout le monde, et qu’il faudrait peut être un peu moins de religion et un peu plus d’amour du prochain sur cette terre. Et qu’est ce qu’il s’est passé ? Dès que Jésus est mort ?

Au lieu de s’aimer davantage, les brimborions qui grouillaient sur la croûte terrestre se sont empressés de créer une nouvelle religion. je suis certain que Dieu n’est pas plus juif que derviche tourneur. En revanche, je suis à peu près persuadé que les prophètes seraient consternés de voir la violence qu’ont pu engendrer leurs messages de paix !

Le HuffPost : Si Dieu existe, a-t-il un chat ?

Joann Sfar : En tout cas, je voudrais qu’on cesse de prêter à Dieu un sexe masculin. je veux dire que tout le monde a l’air de s’imaginer que le créateur du monde est un garçon. Pourquoi ? Moi lorsque je pense à une force invisible qui fait tenir le monde debout, je m’imagine une déesse. Je me vois bien en petit chat avec une grande créature cosmique veillant sur moi. Parce qu’à titre personnel, un Dieu barbu sur un nuage, ça me fait plutôt très très peur. Ou bien on parle du Père Noël. On a beau dire que les monothéïsmes interdisent de représenter Dieu, on sait très bien que chacun se l’imagine en homme barbu. Un héritage du Zeus grec, sans doute. Moi, ça m’ennuie. Je sais que je dois la vie à un homme ET à une femme. Quand je me sens fragile, les deux me manquent. Trouvez-moi une église qui représente un homme et une femme égaux et je veux bien redevenir croyant. C’est bizarre, non, ce Saint Esprit masculin qui vient s’incarner dans une femme de chair ? Pourquoi le Saint Esprit c’est pas Claudia Cardinale qui vient me faire un baiser eskimo quand je dors, comme dans le "Huit et demi" de Fellini.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il pense quoi de l’esprit du 11 janvier ?

Joann Sfar : Quel esprit du 11 Janvier ? Dès le lendemain de la manifestation j’ai entendu des "oui, mais..." Et quatre mois après de tous les côtés les critiques fusent contre les dessinateurs sous prétexte qu’ils auraient pu se retenir. C’est marrant, j’entends plus de critiques contre les dessinateurs que contre les assassins. On dirait qu’il y a une fatalité au terrorisme. On dirait que la seule variable sur laquelle on pourrait agir, c’est la parole publique, qu’il faudrait modérer ou policer afin de ne pas provoquer l’inévitable bain de sang des activistes. Ça me met très mal à l’aise, d’avoir trop peu entendu que le terrorisme n’est pas une fatalité.

À ma connaissance, les tueurs n’étaient pas des forces aveugles provenant du cosmos. Il s’agissait de jeunes gens ayant grandi en France, ayant eu un travail et une éducation. Plutôt qu’oser s’attaquer à la faillite absolue de notre système, face à une jeunesse abandonnée aux idéologies meurtrières, on préfère, c’est commode, dire aux artistes de ne pas trop déconner. Moi je crois qu’on a laissé toute une génération de jeunes français dans le désert affectif et le désespoir, on n’a pas sur les faire rêver avec notre modèle et notre pays et nos musées et notre histoire. Alors plutôt que de se dire qu’il y a un chantier colossal qui nous attend, on préfère blâmer les dessinateurs.

Moi je répète toujours le même mantra : "on ne tue pas pour un dessin". Et si après cette phrase j’entends un "mais", je regrette d’être dessinateur et pas boxeur.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il vote quoi ?

Joann Sfar : C’est tout le problème de Dieu, c’est qu’il n’est pas très favorable à la démocratie. Le principe de Dieu, c’est qu’il a absolument raison en tout et que les autres Dieux ont désespérément tort à ses yeux. Vous vous doutez bien que dès que Dieu se mêle de politique, ça craint. Dès qu’un parti affirme qu’il est le parti de Dieu, qu’est ce que ça signifie ? Que Dieu serait contre les autres formations politiques ? C’est pourquoi dans sa grande sagesse, Dieu se tient en général assez loin de la politique.

Parfois ses représentants l’oublient un peu, et se mêlent de la façon dont on vit, dont on mange, dont on s’habille. Ça, qu’on le veuille ou non, vouloir régenter l’espace public, ça s’appelle de la politique. C’est pourquoi à Rome il y a deux mille ans, c’est pourquoi en 1789, c’est pourquoi en 1905, on a dû dire aux croyants qu’on voulait un espace neutre, pour que chacun puisse croire en ce qu’il veut, et se faire une opinion loin du "ce qui est sacré pour moi doit s’imposer aux autres". Il y a eu la semaine dernière un débat incroyablement hypocrite en France, on a fait mine d’être scandalisé qu’une jeune femme portant une "robe trop longue" ait des soucis avec son école. Mais il n’était pas question de longueur de robe ! Le sujet était le suivant : a-t-on le droit de faire entrer dans une école de la République un uniforme religieux ? Qu’est ce que vous diriez si des élèves allaient en classe en robe de moine ? Pourquoi on interdit ça à l’école ? Parce qu’on veut que les enfants aient du temps loin des croyances des uns et des autres pour se faire une opinion librement. Pourquoi on autorise le voile à la fac ? Parce qu’on estime qu’à l’Université, les étudiants sont assez grands pour s’être forgés seuls une conscience religieuse.

Ce qui me choque, c’est quand on impose un voile ou un uniforme religieux à des jeunes gens qui ne sont pas encore sortis de l’enfance, c’est comme si on faisait écran aux seuls moments de leur vie où ils pourront interagir en situation de vraie égalité, de jolie indifférence, avec les enfants d’autres familles, d’autres milieux, d’autres religions. je ne veux pas vivre dans un pays où les gens de traditions différentes ne pourront plus être amis, c’est pourquoi je sacralise tous les endroits où on peut se parler sans pression, sans ce que j’appelais les "équipes de foot de dossards différents".

Le HuffPost : Si Dieu existe, il a besoin d’amis ?

Joann Sfar : Ils se connaissent en tout cas. le cosmos est si vide. J’ai du mal à imaginer un dîner entre les dieux monothéistes et les dieux d’Egypte et Cthulhu et le Père Noel et Bouddha, mais ça serait sympa. Ah, non, je suis bête, quand le Dieu monothéiste arrive, il décide que rien d’autre n’existe que lui, et qu’il n’a pas de forme ni de visage, et qu’on ne peut ni le voir ni le représenter...hé ! Mais ce Dieu, c’est le cosmos et l’ordre du monde.

Dites donc, il est croyant ou pas, Dieu ? Ma question a l’air provocante mais elle est vraie : quand Abraham est apparu, son premier geste a été de détruire les idoles, pour regarder le monde. Je ne connais pas bien le christianisme et l’Islam, mais je crois que ça ressemble un peu au judaïsme, en tout cas c’est la même filiation palestinienne. Il me semble que le sens profond de la tradition monothéiste est là : quitter les statues et revenir au monde sensible. Malheureusement j’ai bien conscience que cette lecture est un peu minoritaire.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il est Charlie ?

Joann Sfar : Je ne sais pas ce que c’est d’être Charlie. je crois que ce slogan aurait vite gonflé toutes les victimes des tueries du 7 janvier d’ailleurs c’est une invention de pubard. Mais qu’est ce que vous vouliez qu’on fasse d’autre, le 11 janvier, que descendre dans la rue pour dire qu’on ne voulait pas que dans notre pays on tue pour des dessins ? Je suis intervenu à ASSAS peu après les attentats et des jeunes gens m’ont demandé si "c’est grave si ils ne sont pas Charlie". je leur ai demandé ce que ça signifiait à leurs yeux. Je leur ai dit que s’ils étaient d’accord sur le fait qu’on ne tue pas pour un dessin, c’était le plus important et que pour le reste, heureusement, j’espère bien qu’on avait des différences de vues.

Je trouve qu’on ne laisse pas assez parler l’infinité d’individualités et d’opinions qui ont cours dans notre pays. Car beaucoup de jeunes Français croient qu’ils se détestent les uns les autres, ils croient que leurs divergences de vues doivent les mener à l’affrontement. Je voudrais leur expliquer que c’est pas grave si on n’est pas d’accord. ce qui est grave c’est de ne plus pouvoir se parler.

Le HuffPost : Si Dieu existe, il est célibataire ?

Joann Sfar : C’est une vaste question. J’adore les histoires de Zeus qui se comporte comme un énorme macho en allant féconder des nanas sous forme de pluie ou de cygne ou de taureau (jamais sous forme de basset artésien, c’est curieux). Je ne peux m’empêcher de penser que l’Immaculée Conception est une version prude des prouesses de Zeus. Il y a toutes sortes de représentations divines, et si je dois être honnête, elles m’inspirent toutes tant qu’on ne les prend pas trop au pied de la lettre. J’aime bien être incohérent. J’aime beaucoup être un juif incroyant qui fait plein de prières quand son papa meurt. J’aime infiniment peupler mes histoires et mon imaginaire de lutins et de dieux grecs, avec des cornes et des grappes de raisin sur le zizi. J’aime la mythologie de Georges Brassens, c’est vrai que c’est très grec, très nu, très païen, peut être parce que je suis Niçois je me reconnais bien là dedans. Une de mes chansons préférées de Brassens, c’est "Le Grand Pan", qui regrette la poésie des dieux antiques. Vous voyez, je ne cherche pas la cohérence.

Si Dieu existe, je sais qu’il ne va rien faire pour nous, mais je ne peux pas m’empêcher de lui parler tout le temps et de lui faire des prières, si Dieu existe, mon Dieu à moi est un brave type et il ne tue jamais personne volontairement, et surtout pas pour un dessin. Si Dieu existe je sais qu’il ne va jamais me répondre, mais je tiens debout avec la certitude qu’il m’écoute. Le Dieu auquel je crois n’est pas bien méchant et il pardonne beaucoup, il a la voix de Jésus dans les films de Don Camillo.

Le HuffPost : Et enfin, si Dieu existe, à quoi ressemble-t-il ?

Joann Sfar : Tu veux une image de Dieu, voilà des photos de mes deux parents, c’est de ça qu’il est question, non ? Des images sacrées ? Et qui nous aident à vivre ? Et qui nous manquent ?"

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