Revue de presse

J.-F. Kahn : "Notre époque favorise les pseudo-rébellions" (Marianne, 3 oct. 14)

10 octobre 2014

"Marianne : Existe-t-il, d’après vous, une étoffe des rebelles ? Faut-il posséder des qualités exceptionnelles pour oser dire non dans des circonstances exceptionnelles ?

Jean-François Kahn : Le non du rebelle n’est pas seulement un non - il ne se limite pas au plaisir enfantin de s’opposer. C’est un non qui change la face de l’histoire, peut-être la face du monde. Surtout, c’est un non qui va à l’encontre des idées dominantes du moment, et qui ébranle les consensus hégémoniques. Il possède un caractère performatif. La rébellion qui change le monde implique toujours, au sein même de la négation, une affirmation.
Quand de Gaulle fait entendre son non tonitruant à la défaite et à Vichy, il dit surtout oui à la France et à l’idée qu’il s’en fait. Quand Hugo prononce son non tonitruant à Napoléon III et à l’empire, il dit oui à la République. Quand Zola rompt des lances avec l’état-major et avec tous ceux qui ont condamné Dreyfus, il proclame la supériorité de la justice sur la raison d’Etat.
On s’en rend donc compte : le non ne devient une force motrice, explosive, que s’il recèle un oui. Le non du rebelle, du vrai rebelle, relève d’ailleurs du mouvement, jamais de l’état : c’est son point commun avec la vérité. Cette dernière est un moment, à la différence du mensonge, qui est un état. La vraie rébellion ne peut être qu’un moment permettant de consolider les fruits d’un progrès. Il faut donc se méfier des rébellions qui se figent en statuts confortables. Notre époque favorise ces pseudo-rébellions qui relèvent d’un geste clownesque.

C’est-à-dire ?

On a aujourd’hui des rebelles de profession. Ils me font penser à Auguste Blanqui. Depuis l’âge de 22 ans, le futur auteur de l’Eternité par les astres n’a eu qu’un métier : séditieux. Il a multiplié les coups de force et les tentatives de déstabilisation. Mais, comme souvent avec les rebelles professionnels (songeons, à la même époque, à l’exemple de Louise Michel...), la police finit par les circonvenir, en nouant un « deal » avec eux, ou en finançant leurs activités. Les permanents de la subversion sont toujours rattrapés par le système qu’ils prétendent mettre à bas : ils en deviennent un ingrédient, ils finissent par faire partie du décor. Ce sont des « contre-courants » qui deviennent partie prenante du « courant »...

Poursuivons cette description du geste rebelle. Il doit toujours surprendre ?

Absolument, la vraie rébellion n’est jamais attendue, jamais prévisible ; elle surprend d’autant plus qu’elle implique, de la part de celui ou de celle qui l’accomplit, un déchirement intime, une rupture avec sa classe, avec sa caste, quelquefois avec sa propre famille et avec ceux auxquels il est le plus attaché.
Les séparatistes ukrainiens sont des insurgés ; leur courage face à Poutine ne fait pas de doute ; mais ce qui leur manque pour être pleinement des rebelles, c’est qu’ils sont tous d’accord entre eux. Au Moyen-Orient, les terroristes de l’Etat islamique sont objectivement des rebelles : ce qui leur fait défaut pour l’être pleinement et authentiquement, c’est qu’ils ne rompent avec rien ni personne ; à aucun moment, ils ne prennent une distance par rapport à la communauté qui les soutient.
Par contraste, les vrais rebelles rompent des amarres essentielles. Ils se mettent en délicatesse avec les leurs. Dans le monde musulman, ce sont ceux que nous n’avons jamais cessé de défendre à Marianne : Salman Rushdie, Taslima Nasreen, etc. - tous ceux que Martine Gozlan a appelés les « rebelles d’Allah » .
Le vrai rebelle, d’ailleurs, n’est pas forcément un héros, mais quelqu’un qui n’hésite pas à subir les sarcasmes de ses proches.

Vous pensez à qui, par exemple ?

Récemment, j’ai admiré le cran du député des Pyrénées-Atlantiques Jean Lassalle quand, en plein Hémicycle, il s’est mis à chanter à tue-tête. La rébellion n’est pas forcément un geste grandiloquent, elle peut même être un geste modeste, infime, mais c’est un geste accompli sans souci des conséquences pour sa propre personne, pour son propre confort !
Dans l’histoire du monde moderne, ce sont quelques noms auxquels je voue une admiration sans bornes. Il y a la figure héroïque de Giordano Bruno - rebelle jusqu’au martyre. Il y a Emile Zola, chef de file de l’école naturaliste et collaborateur du Figaro, qui rompt, de la manière la plus éclatante, en s’engageant pour Dreyfus : il renonce ipso facto à ces positions de pouvoir et fait une croix sur ses rêves d’Académie française !
Et lorsqu’il a bravé la dictature grotesque de celui qu’il nomma Napoléon le Petit, le très répandu Victor Hugo s’est condamné à vivre sur une petite île de la Manche où l’on doit s’ennuyer à quinze sous de l’heure...
Avec Zola ou Hugo, de Gaulle est l’emblème de la vraie grandeur du rebelle. Lui qui a été formé dans un maurrassisme bon teint n’a pas hésité, sous le choc de la défaite de 1940, à rompre avec la « caste » militaire, pour se retrouver - ce sont ses mots - dans la compagnie « de juifs, d’aventuriers et de boiteux ».

Le rebelle peut-il et doit-il nager « à contre-courant de l’histoire », comme dit Walter Benjamin ?

Je ne le dirai pas comme cela. Parce que vous pouvez trouver d’authentiques rébellions conservatrices - qui ne se confondent jamais avec des restaurations - et d’authentiques rébellions progressistes. Le critère, c’est plutôt que le non du rebelle doive être le prélude à la fondation du neuf.
Galilée, de ce point de vue-là, est emblématique : sa courageuse remise en cause de la cosmogonie aristotélicienne. Il annonce le passage du monde clos à l’univers infini et permet une avancée extraordinaire dans le domaine scientifique, notamment avec sa loi d’inertie.
Rendez-vous compte, quand même ! D’Aristote à Galilée, la plupart des esprits sensés étaient persuadés que la normalité des choses tenait à leur immobilité ; on a pensé que tout mouvement constitue une violence, ce qui conduisait au conservatisme le plus obstiné. Galilée arrive et, soudain, il affirme une vérité qui est contraire à l’apparence des choses. En disant que le mouvement est aussi légitime que l’immobilité, il remet en cause l’idée qu’on pourrait conserver les structures sociales sans les remettre en cause.
La rébellion n’est pas tributaire du partage rigide entre progressistes et conservateurs. Il y a des rebelles progressistes qui ont permis le déploiement de l’utopie socialiste. Il y a aussi des rebelles formidables qui ont contribué à la chute du communisme - je pense à Soljenitsyne. Il était, certes, absurde de présenter l’auteur de l’Archipel du goulag comme un progressiste : en raison notamment de son attachement à la Russie ancestrale, il était évidemment réactionnaire. N’empêche : c’est précisément au nom de ses idées réactionnaires qu’il a dit stop aux horreurs que le communisme soviétique commettait au nom d’un prétendu progressisme !

Les rebelles font-ils l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils font ?

Celui qui s’installe à l’enseigne de la rébellion, c’est-à-dire pour qui la rébellion n’est qu’une posture, ne joue en fait aucun rôle dans l’histoire. Ni le rebelle réactionnaire ni le rebelle révolutionnaire ne font peser une véritable menace sur les pouvoirs arbitraires. Le révolutionnaire joue son rôle, repéré et fiché par les pouvoirs, mais il ne change pas le monde. Les seuls acteurs à avoir provoqué de grandes ruptures dans l’histoire sont les modérés.

Dans sa préface à Miracle en Bohême, de Josef Skvorecky, Milan Kundera saluait la « révolte de modérés ». Vous êtes sur sa ligne ?

L’excès d’injustice, d’arbitraire, d’insécurité et de violence finit toujours par provoquer une réaction. Par susciter un coup d’arrêt. Mais les coups d’arrêt les plus efficaces viennent des modérés. Ce sont eux qui sont les plus légitimes pour s’exclamer : « Ah ça, non ! » Leur sursaut d’indignation peut provoquer un bouleversement radical de l’ordre inique du monde.

Vous avez des exemples ?

Une foule ! C’est Mirabeau - et non Robespierre - qui a permis à la France de secouer le joug de l’Ancien Régime. C’est Washington, quintessence du modéré, qui a permis à la révolution américaine de se tenir. La révolution de 1848 est associée au nom d’un autre modéré, Lamartine. Et celle de 1870, au nom de Gambetta.
Sortons maintenant de l’Hexagone : dans le monde entier, les mouvements de contestation promis au plus bel avenir n’ont jamais été lancés que par des modérés. C’est logique : ni rébellion automatique (comme chez Blanqui), ni rébellion de classe (comme chez beaucoup de révolutionnaires communistes), ni rébellion d’emportement ou de colère, la vraie rébellion est forcément le produit et l’occasion d’une réflexion.
Aussi admirable que fût sa rébellion, Louise Michel n’a jamais pensé à son geste. Elle s’est contentée de s’emporter contre un état de fait et d’en appeler à « casser la baraque ».
Il y a toujours quelque chose d’inouï dans la rébellion. Un alliage inouï de courage et d’intelligence. Elle est ce moment où la conscience vous crie quelque chose. Pendant la guerre d’Algérie, les gestes les plus éclatants de rébellion ne sont pas venus, à mon avis, des porteurs de valise du FLN mais des pieds-noirs qui, aux yeux de leurs familles, ont été considérés comme des traîtres : ils avaient osé défendre le droit à l’autodétermination du peuple algérien.

Quels sont aujourd’hui, selon vous, dans le monde « globalitaire » qui est né après 1989, les motifs de se rebeller ?

Quand l’ordre social impose à tant d’hommes de consentir à un degré si élevé d’injustice, de violence et d’arbitraire, ce ne sont pas ceux qui dénonçaient déjà, dans les années 50, la « paupérisation absolue » qui peuvent renverser la table. Non. Seuls les modérés peuvent déclencher la conflagration nécessaire.
Il règne aujourd’hui une cécité absolue à la nécessité de remettre en cause l’ordre établi. Le capitalisme mondialisé, comme l’avait prévu l’économiste Joseph Schumpeter, se retourne avec violence contre toutes les règles du libéralisme. Il fait voler en éclats toutes les limites. Ce capitalisme-là est à l’authentique capitalisme de ce que le communisme était au socialisme démocratique.
Ce qui me frappe, d’ailleurs, c’est que le néocapitalisme est un système qui, comme la monarchie avant 1789, n’a plus de défenseurs. Une majorité d’éditorialistes et de commentateurs sont devenus les porte-voix de l’idéologie Tina (« there is no alternative »), mais ils n’exultent pas pour autant : pour eux, la nécessité d’airain qu’impose le système a cessé de coïncider avec le bien. C’est tout de même incroyable quand on y pense !

Qu’est-ce que cette situation a d’inédit, selon vous ?

C’est la première fois dans l’histoire qu’un discours dominant reconnaît les méfaits du système néolibéral, tout en s’y résignant massivement. Un jour, il faudra que tout cela « pète » ! Il faudra protester, avec un bon sens calme et froid, contre cette « naturalisation » éhontée de ce que Max Weber appelait la « cage d’acier » néolibérale."

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