« L’après-janvier » (14 mars 15)

Gérard Delfau (PRG) : On veut restaurer le pouvoir d’influence des Eglises (Colloque du CLR, 14 mars 15)

Gérard Delfau, ancien sénateur de l’Hérault (PRG), président d’Egale. 23 mars 2015

Il fallait beaucoup de courage, mais le Comité Laïcité République n’en manque pas, pour organiser si tôt une rencontre autour des attentats terroristes qui ont frappé la France en janvier dernier. Et je félicite Patrick Kessel d’avoir voulu dès à présent faire un premier arrêt sur image et à cette occasion rappeler un principe, la laïcité, qui fonde notre capacité à vivre ensemble.

Le sujet retenu pour nos échanges : "L’Après-janvier : plus que jamais la République laïque !" a le grand mérite de se placer dans le droit fil de la magnifique mobilisation du 11 janvier. Ce jour-là, plusieurs millions de citoyens et de citoyennes ont réaffirmé leur refus de la barbarie et du fanatisme religieux, mais aussi leur attachement à la liberté d’expression et de caricature. Nous sommes comptables des suites que donnera la nation à ces événements tragiques.

Or, deux mois après, les divergences déjà réapparaissent au sein de la classe politique. Le doute s’installe. Le message du « 11 janvier » se brouille. La gauche se divise, la droite est fracturée, l’extrême droite poursuit avec succès son travail d’implantation sur tout le territoire, grâce à la captation de la thématique républicaine, et tout particulièrement du concept de laïcité, laissé en déshérence.
De ce point de vue, je veux pointer la gravité du dernier communiqué du Parti socialiste. Il a été relayé par un représentant du FN connu comme intégriste catholique, accusant le Parti Socialiste de vouloir financer l’enseignement privé musulman, au détriment de l’école publique. Cette prise de position peut faire des dégâts au sein de l’opinion, parce qu’il s’appuie hélas sur une prise de position inacceptable et incompréhensible des instances de ce parti de gauche, héritier de Jaurès et de la loi de 1905.

C’est dans ces temps troublés que se tient notre rencontre. L’atmosphère est grave. Mais après tout ce contexte ne fait que souligner l’intérêt du débat qui nous rassemble. En effet, il est urgent de renouer les fils de notre histoire, de redonner du sens à la période dramatique, dans laquelle nous sommes. Et justement le thème choisi : "Plus que jamais la République laïque !" apparaît comme la bonne réponse, car il est capable de dissiper nos inquiétudes, de rappeler utilement nos repères, et d’offrir une perspective au combat des « Républicains des deux rives », pour reprendre l’heureuse formule de Jean-Pierre Chevènement.

Mais ce qui me frappe aussi, c’est que les organisateurs ont voulu éviter le piège de l’abstraction et des pétitions de principe. Ils ont choisi d’affronter le réel, en nous imposant de partir de situations concrètes, puisque nous devons traiter ce matin d’un sujet bien circonscrit : « Les élus et les pressions communautaristes ».
Nous avons entendu plusieurs témoignages d’élus de terrain aux prises avec une fraction de la population qui entend imposer, au nom d’une religion, des comportements, des modes de vie, des normes éthiques incompatibles avec les lois de la République. Et c’est là que commencent concrètement les difficultés. Comment passer du principe républicain de laïcité à son application dans les actes quotidiens d’une société démocratique, en ce début de XXIe siècle ? Par exemple, comment faire respecter l’égalité des droits pour les femmes : enjeu principal dans l’affrontement politique entre ces minorités inspirées par une conception fondamentaliste de la religion musulmane et la République ?

J’ai beaucoup d’admiration pour ces élus locaux, qui jour après jour font face à des situations tendues et rappellent sans cesse la loi, sans jamais tomber dans la discrimination ou la stigmatisation de ceux qui la contestent. Il leur faut beaucoup de fermeté, mais aussi une disponibilité, une capacité d’écoute, ce qui ne signifie pas une attitude laxiste. Dans l’exercice de leur mandat, ils ont besoin d’une grande force de caractère et de beaucoup de lucidité. J’en ai conscience.

En disant cela, j’ai élargi volontairement mon propos au-delà des événements tragiques de janvier. Je ne parle pas ici seulement de ces Français de confession ou de culture musulmane, ou des Français de confession ou de culture juive – par principe je ne veux pas utiliser le terme : communauté musulmane ou juive– qui ont été les assassins, ou les victimes des terroristes. Je pense aussi aux quartiers urbains excentrés et quasi oubliées par la Puissance publique, aux centres-villes dévastés, aux banlieues pavillonnaires éloignées de toute centralité et dépourvues de tout service public, sans oublier ces villages ruraux en train de disparaître.

C’est là que vivent des populations, pour qui la République n’a pas tenu sa promesse d’accès à l’emploi et d’égalité des chances. Elle a oublié d’être fraternelle. Ces populations se sentent abandonnées, se replient sur leurs territoires ; et les plus fragiles de ces citoyens, parmi les plus jeunes, se forgent une identité empruntée à des bribes d’histoire familiale, à des images de conflits qui déchirent le Moyen-Orient ou l’Afrique. Ils deviennent la proie de cette version dévoyée de l’Islam qu’est le fondamentalisme, ou pire encore le djihadisme.

C’est alors que surgit immanquablement la question : et si la loi de 1905 n’était plus opérationnelle ? Et si elle était devenue « obsolète », comme l’affirmait déjà Nicolas Sarkozy, en 2004, dans son livre La République, la religion, l’espérance ? Répétée comme une ritournelle, la phrase : « l’islam, deuxième religion de France, n’existait pas en 1905 », sert de prétexte à tous les accommodements, à tous les arrangements, à tous les dévoiements de la loi de Séparation des Églises et de l’État.
L’intérêt de ce colloque, c’est justement de poser cette question au fond, honnêtement, entre personnes qui se respectent et à partir d’expériences de terrain. C’est dans cet état d’esprit, fait de modestie et d’écoute, que je situerai ma brève intervention.

D’abord, cette première observation : en général, ceux qui préconisent beaucoup de souplesse dans l’application du principe de laïcité, à l’égard des Français de confession ou de culture musulmane, sont aussi ceux qui en tirent argument pour regretter que les religions soient désormais réservées à la sphère privée. Ils revendiquent haut et fort le « retour du religieux » dans la sphère publique ; en fait, ils argumentent dans le but de redonner une capacité d’influence aux appareils religieux dans l’élaboration et la mise en œuvre des lois et règlements de la République.

Sous le prétexte de tirer l’islam de sa « marginalité », ils cherchent le plus souvent à restaurer le pouvoir d’influence de l’Église catholique ou des Églises protestantes. Ils entendent freiner le mouvement de sécularisation et d’émancipation des dogmes, qui entraîne les sociétés occidentales. Ils cherchent sans doute inconsciemment à stopper la progression impressionnante, notamment en France, du nombre d’athées, de libres penseurs et d’agnostiques. Ils constatent une rupture avec une histoire faite de 20 siècles de « racines chrétiennes » et la victoire de la conception laïque de la République. Ils voudraient revenir en arrière. Assouplir, adapter la loi de 1905, cela signifie pour eux mettre fin à la « « laïcité-séparation », cette « exception française », que nous supplient de préserver à tout prix les militants et militantes de la démocratie et de la liberté de croire ou de ne pas croire, un peu partout dans le monde.

Mais réaffirmer la pertinence de la loi de 1905 ne suffit pas, si l’on ne se donne pas les moyens de traiter beaucoup mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici ce que j’appelle la « question sociale ». J’ai coutume de dire que la question sociale surdétermine la question religieuse, même si cette dernière ne s’y résume pas.
Trente ans de Politique de la ville ne sont pas parvenus à réduire significativement les inégalités en termes d’emploi, de réussite scolaire et d’accès aux services publics. J’ai consacré l’essentiel de mon activité politique au combat contre les inégalités territoriales, qui sont d’abord une somme d’injustices individuelles. Et les maires des agglomérations urbaines qui interviennent aujourd’hui pourraient dire mieux que moi la dégradation des conditions de vie de leur population depuis les années 2000. J’ai vainement plaidé, sous des gouvernements de gauche et de droite, en faveur d’une réelle péréquation des ressources entre les collectivités territoriales. Ce fut même un thème à la mode dans les colloques au cours des années 1990. J’observe qu’aujourd’hui le mot même de péréquation est sorti du vocabulaire politique. Ce constat, à lui seul, vaut diagnostic d’une faiblesse de la République.

Troisième observation, face à la gravité des problèmes, resurgit régulièrement sous des formes diverses, à droite et à gauche, le mirage du projet concordataire. Il suffirait d’organiser enfin l’Islam de France – formule magique, que des élus répètent à l’envie, comme pour se rassurer.
Ils se réfèrent, plus ou moins consciemment, à ce que fit Napoléon Bonaparte, en 1801, en signant avec le pape Pie VII, le pacte qui plaçait l’Église catholique sous sa tutelle ; il est vrai que le pouvoir politique accordait en contrepartie le financement des lieux de culte et celui du clergé, ainsi qu’une forme de reconnaissance publique. Un tel projet politique aujourd’hui n’est pas réaliste, car il méconnaît complètement la réalité de l’islam en France, une religion sans hiérarchie stable, contrairement à l’Église catholique.
De surcroît, il suffit de regarder autour de nous l’extraordinaire diversité des Français de confession ou de culture musulmane. Leur rapport à la religion est d’une infinie hétérogénéité et, d’ailleurs, d’une grande richesse. Il est le plus souvent déterminé par le pays d’origine de leurs familles, qu’elles viennent du Maghreb, du Moyen-Orient, ou de l’Afrique noire. Ces origines géographiques induisent des cultures religieuses différentes, d’autant mieux sauvegardées que trois pays au moins, la Turquie, le Maroc et l’Algérie, entendent préserver toute leur influence sur ces populations qui, bien qu’installée en France, sont issues de leur communauté nationale.
Il faut lire les spécialistes, comme Gilles Kepel, pour mesurer l’inanité d’un projet consistant à créer de toutes pièces une sorte d’Église musulmane de France. On se souvient de l’échec cinglant de Nicolas Sarkozy. Nul doute que tout gouvernement qui s’y essaierait aboutirait au même résultat.
Et d’ailleurs, à supposer que je me trompe, imaginons un instant ce que pourrait être l’accueil par les fidèles d’une promotion d’imams sortant d’un « institut de théologie musulman » officiel, et dûment estampillés d’un diplôme de la République – je parle uniquement de la dimension religieuse de cette formation. Ils seraient tout aussitôt l’objet de vives attaques de la part de leurs coreligionnaires, formés, eux, dans les prestigieuses mosquées du Moyen-Orient, et donc perçus comme légitimes. Sans compter que ni l’Arabie Saoudite, ni la Turquie, ni le Maroc, entre autres, n’accepteraient ce qu’ils considèreraient comme une forme de néo impérialisme occidental.
La France a d’ailleurs connu une situation analogue, quand les Révolutionnaires de 1789 voulurent créer une Église dépendante des nouvelles institutions, en votant la Constitution civile du clergé. En peu de temps, les croyants se divisèrent entre partisans des prêtres-jureurs, c’est-à-dire ayant accepté de prêter serment, et les autres qui avaient refusé toute allégeance pour rester fidèles au Vatican. Les traces de cette guerre civile ne sont pas encore effacées dans la Vendée profonde.
Certes, me dira-t-on, les données historiques sont très différentes. J’en conviens sans peine. Pour autant, si nous menions cette politique, nous prendrions le risque d’importer, au sein d’une population encore plus fragilisée par des mesures intempestives, les divisions mortelles des deux grands courants de l’Islam, les Chiites et les Sunnites, sans compter le ressentiment justifié de ces citoyens victimes d’une intervention des pouvoirs publics dans leur vie privée.
L’État doit toujours réfléchir à deux fois avant de se mêler de toute ingérence au sein d’une religion, quelle qu’elle soit. C’est d’ailleurs pour cette raison, entre autres, que fut mis fin au Concordat napoléonien. Mais cette règle élémentaire de prudence est devenue une condition de la paix civile, s’agissant de l’islam d’aujourd’hui.

Mais le refus d’accorder à l’islam un régime dérogatoire à la loi de Séparation ne signifie pas qu’il faille lui refuser dans la phase actuelle l’accompagnement d’une série de mesures destinées à en faciliter la pratique. C’est la ligne politique que met en œuvre le Gouvernement, et que j’approuve.

Je prendrai trois exemples pour montrer que l’appréciation se fait au cas par cas. Et, bien évidemment, ma prise de position peut être contestée au nom même du principe.

Ainsi, s’agissant des constructions de mosquées, dont le nombre est en croissance rapide – il faut le noter–, la jurisprudence a établi, depuis les années 1930, un assouplissement de la loi de 1905, en permettant à l’État ou à des collectivités territoriales d’accorder une garantie d’emprunt, de consentir des baux emphytéotiques, ou même de prendre en charge financièrement la partie culturelle de l’équipement. C’est déjà un effort considérable, mais qui devient exorbitant, quand la collectivité finance sans titre de propriété un lieu de culte appartenant à une association locale, souvent l’émanation d’un pays étranger, comme cela s’est pratiqué, notamment en Île-de-France, ou quand elle fait don d’un terrain municipal en vue de l’édification d’une mosquée, au lieu de procéder sous forme de location, fût-ce pour un montant symbolique.

J’emprunterai le deuxième exemple aux pratiques alimentaires. S’il me paraît raisonnable de proposer des repas sans viande de porc, au même titre qu’un régime végétarien, en offrant un menu alternatif, dans les cantines dépendant des collectivités locales, en revanche il n’est pas concevable que des aliments halal (ou casher) y soient servis, compte tenu du coût supplémentaire pour le contribuable, de l’opacité des circuits commerciaux, et du fait qu’est prélevée sur ces produits une dîme pour financer le fonctionnement d’associations cultuelles. Refuser n’est pas toujours facile. Dans ce cas précis, c’est indispensable.
Je sais bien que l’élu local peut avoir de bonnes raisons de céder à telle ou telle demande qu’il juge au fond de lui-même déraisonnable ou incompatible avec le traitement réservé aux autres religions. Et je ne suis pas ici pour porter jugement. Je ferai seulement observer que toute faiblesse, dans ce domaine particulièrement, entraîne le plus souvent une surenchère et qu’au lieu d’éteindre la revendication, on l’alimente. Et je rappellerai surtout que c’est la somme de tous ces manquements qui contribue à la progression devenue inquiétante du Front National. Désormais, la prise de pouvoir par ce parti aux origines fascistes n’est plus une hypothèse d’école. C’est de cela dont nous sommes comptables depuis ce 11 janvier 2015, où le Peuple de France a indiqué le chemin aux représentants de la République.

Enfin, dernier exemple, ainsi que le préconise le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, il me semble utile que les futurs imams, surtout s’ils sont de nationalité étrangère, puissent trouver auprès de quelques universités publiques volontaires, et pas seulement à l’Institut catholique, des cursus de formation capables de leur enseigner le corpus républicain, ainsi que de l’histoire et les problématiques actuelles de la laïcité. Dans ce domaine-là, l’État est dans son rôle.

Pour résumer mon propos, je dirai que si la République peut aménager les modalités de l’application de laïcité, elle ne doit pas sacrifier l’essentiel, qu’est le principe de Séparation, ni se substituer à des autorités religieuses défaillantes. Il y a sans aucun doute une marge d’appréciation pour l’élu local dans ces sujets sensibles ; mais là encore la prudence est requise, tant ils prêtent à polémiques.

En revanche, il ne peut y avoir aucune concession concernant l’égalité de statut de la femme et des minorités sexuelles. Et j’en terminerai par là. Les pouvoirs publics – État et collectivités territoriales – ont le devoir de veiller à ce que soient respectés les droits des femmes, y compris au sein de la famille. Ils doivent tout particulièrement intervenir, s’il est signalé un cas de polygamie. De même, ne peuvent être acceptés les manquements à la mixité à l’école ou bien, au sein de l’hôpital public, le refus qu’opposerait, pour des motifs religieux, une femme à toute intervention d’un médecin-homme. Et ce n’est là que le rappel de quelques litiges fréquents.

Changeons de niveau et d’enjeu. Venons-en à l’essentiel. A fortiori, je considérerais comme une faute politique grave toute remise en cause de la loi du 15 mars 2004, interdisant le port de signes religieux à l’école souvent appelée « loi sur le foulard islamique » et de la loi de 2010, interdisant le voile intégral. Renoncer à ces textes, à peu près entrés dans la vie courante, serait donner un signal de faiblesse aux ennemis de la République et encourager les pressions sur les jeunes femmes dans un certain nombre de quartiers livrés au communautarisme. Ce serait une défaite pour toute la condition féminine.
Ceux qui à gauche militent en faveur de l’abrogation de ces deux textes de loi commettent une erreur historique et ils se comportent en « compagnons de route » de l’islamisme, alors qu’ils croient lutter contre une forme de discrimination, voire contre une résurgence de néocolonialisme. Ils se trompent et mettent en danger les progrès récents de la condition des femmes.



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