Revue de presse

Danièle Sallenave : "Laisser la croyance hors des établissements scolaires" (Le Monde, 1er fév. 15)

30 janvier 2015

"Confrontée à des adolescents qui revendiquent leurs appartenances identitaires, l’école doit tenir toutes les religions à distance et arracher les élèves à toutes les déterminations grâce à l’exercice de l’esprit critique.

On n’en finit plus de s’interroger sur le comportement de ces élèves qui, dans quelques écoles de quartiers, de cités, de banlieue, ont refusé de s’associer à la minute de silence décrétée après les affreux massacres perpétrés à Charlie Hebdo et dans une épicerie casher. L’école est sommée de répondre. Mais répondre à quoi, et comment ?

Comme les assassins, ces enfants sont la plupart du temps d’origine ou de confession musulmane. Pointer les rattachements ethniques et religieux de ces élèves dissidents comme la cause unique ou essentielle de leur comportement présente de graves dangers. D’abord parce que c’est évacuer toutes les autres explications.

En particulier le sentiment explicite ou diffus d’exclusion, justifié ou non, qu’éprouvent des jeunes qui se sentent promis au chômage et à la discrimination du fait de leur naissance. N’en déplaise à ceux pour qui le recours à l’explication sociale et économique est tout simplement un refus de la responsabilité individuelle.

Les politiques successives de la ville ont, dans les " quartiers ", réhabilité des logements, aménagé les transports, parfois bien mieux que dans des zones de la France périphérique, qui en conçoit du ressentiment. Cela n’a pas toujours suffi : ce sont toujours des lieux " séparés ". Car multiples sont les facteurs d’un sentiment d’exclusion.

Sans doute certains utilisent-ils ou instrumentalisent-ils des mémoires antagoniques de la colonisation ; le passé colonial n’en est pas moins " un passé qui ne passe pas ". Et il est vrai aussi que ces jeunes sont indirectement touchés par le pourrissement de situations qui se dégradent chaque jour au Moyen-Orient, et par le sentiment d’humiliation que causent dans le monde arabe les divers modes de l’actuelle intervention occidentale contre le terrorisme.

tolérance réciproque

Le rattachement religieux est alors tout ce qui reste d’une identité qui se dérobe. Est-il raisonnable d’en profiter cependant pour grossir le trait, comme lors des émeutes de 2005, et agiter le spectre d’un choc de civilisations entre la République et ses " territoires perdus " ? Au reste, si vraiment la religion était à l’origine de ces rébellions à l’école, suffirait-il pour ramener la paix d’y faire venir des représentants des " religions du Livre ", donnant le spectacle de leur supposée fraternité ? Cela ne ferait que réaffirmer l’assignation de chacun à ses origines et rendrait plus incertaine encore la place des enfants de familles agnostiques ou athées.

De même si l’on décidait de confier l’enseignement du fait religieux à des prêtres de toutes obédiences : qu’au moins on en donne la charge aux professeurs, et plutôt à l’occasion des cours de français ou d’histoire…

Il faudrait bien plutôt opérer un changement d’orientation radical, comme du reste le propose le président de la République en rappelant que " les religions n’ont pas leur place à l’école ". Définition claire et sans équivoque de ce qu’est l’école " laïque ", et qui lui permetd’être l’école de tous :une école qui tient les religions à distance.

" Laïcité " signifie en effet deux choses différentes selon qu’on l’applique à la sphère publique ou à l’école. Dans la sphère publique, la laïcité, c’est pour tous les citoyens le droit d’avoir une religion ou de n’en pas avoir, de le manifester sans crainte, et le devoir de se respecter entre eux dans une tolérance réciproque. Mais à l’école, ce qui doit régner, c’est la réserve à l’endroit des questions religieuses, le " suspens " des affiliations durant les quelques heures par jour qui doivent être consacrées aux apprentissages scolaires.

Pourquoi ? Parce qu’on a affaire à des enfants et à des adolescents chez qui l’affirmation d’un rattachement religieux n’est pas forcément un choix propre, personnel, raisonné, mais en règle générale la conséquence d’un choix familial. Toute attaque (ou supposée telle) envers " sa " religion est d’abord vécue par lui comme une attaque envers sa famille. Ensuite parce que l’affirmation entre les murs de l’école d’un rattachement religieux (ou politique) n’est pas compatible avec la sérénité des apprentissages.

Les exercices de la raison

La laïcité, à l’école, c’est toute la place à l’instruction, et rien qu’à l’instruction. A l’école, c’est la laïcité qui, même aujourd’hui où l’école se veut " ouverte à la vie ", doit dessiner le périmètre protégeant les enfants et les adolescents de tout ce qui viendrait parasiter leur attention (et cela vaut aussi pour les téléphones portables).

Et il y a plus : en arrachant momentanément l’enfant, l’adolescent, aux rattachements religieux ou politiques de sa famille, de son groupe, de son quartier, pour le ramener vers les objets de l’instruction, l’école l’arrache à sa condition " d’enfant " pour en faire un élève : comme disait Alain, " quelqu’un qui veut qu’on l’élève ". Utopie ? Peut-être.

Mais c’est cette utopie qui doit régler l’action de l’école, et la concentrer sur ses objets propres et ses missions spécifiques : l’étude de la langue, des mathématiques, des sciences, de l’histoire. Sous la direction de professeurs qui guident l’élève dans le maquis des ressources numériques, et lui apprennent la distance et l’esprit critique face à tous les mirages auxquels on peut se prendre.

Face aux dérives fanatiques qui menacent les croyances ou les adhésions sans recul, il y a pour s’en prémunir toute la gamme des grands textes, notamment ceux des philosophes des Lumières. Oui, ce dont nous avons le plus urgent besoin, c’est un retour à l’esprit des Lumières, toujours vivace malgré les cruels démentis de l’histoire, et à une formation raisonnée aux exercices de la raison.

François Jacob, qui, il y a juste cinquante ans, recevait pour ses travaux le prix Nobel de médecine, avait vu juste quand il écrivait en 1987 : " Les Lumières et le XIXe siècle eurent la folie de penser que la raison n’était pas seulement nécessaire, mais aussi suffisante pour résoudre tous les problèmes. Aujourd’hui, il serait plus fou encore de décider, comme certains le voudraient, que sous prétexte qu’elle n’est pas suffisante, elle n’est pas non plus nécessaire.""


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