Revue de presse

"Comment Cesare Battisti a envoûté Saint-Germain-des-Prés" (Le Figaro, 30-31 mars 19)

Guillaume Perrault. 2 avril 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’ancien terroriste italien devenu une curiosité parisienne, au cœur, depuis 2004, d’une intense et très violente polémique des deux côtés des Alpes, vient de reconnaître ses crimes. Et s’est montré moqueur envers ses amis et soutiens français qu’il fascinait.

« J’ai toujours proclamé mon innocence et chacun était libre d’interpréter mes propos comme il le préférait. Mais je peux dire que pour nombre de mes soutiens, le problème [de mon innocence ou de ma culpabilité] ne se posait pas : c’était simplement mon idéologie à l’époque des faits qui était soutenue ». Cesare Battisti, incarcéré en Italie pour purger sa peine au terme de son extradition d’Amérique latine, vient de reconnaître pour la première fois - après l’avoir nié pendant des décennies - qu’il était bien l’auteur des assassinats que lui imputaient les cours d’assises de Milan l’ayant condamné par « contumace » à la réclusion criminelle à perpétuité (lors de cinq procès entre 1988 et 1993). Il a fait ses aveux le 23 mars dernier, devant des magistrats. « Je n’ai été victime d’aucune injustice et j’ai mené en bateau tous ceux qui m’ont aidé, a-t-il ajouté, précise La Stampa. Pour certains d’entre eux, je n’ai même pas eu besoin de mentir. » On frémit à Saint-Germain-des-Prés !

Qui est donc cet homme, qui a suscité une empathie si puissante en France, conduisant à un déni des faits d’une force exceptionnelle ? Né en 1954, Battisti fut d’abord braqueur de banque. En 1977, le délinquant rejoint un groupe terroriste, les « Prolétaires armés pour le communisme ». L’Italie affronte alors les années de plomb (1969-1982) et subit deux terrorismes, à la fois néofasciste et d’extrême gauche, qui feront au total 350 morts et 750 blessés. Battisti, pour sa part, assassine son ancien gardien de prison à Udine (Frioul) en juin 1978 et un policier à Milan en avril 1979. Il participe à l’assassinat d’un boucher à Mestre (Vénétie) et d’un bijoutier à Milan, en février 1979. Arrêté, l’intéressé est délivré en 1981 par son groupe terroriste qui attaque la prison où il est détenu. Battisti gagne brièvement la France puis vit au Mexique, avant de retourner à Paris en 1990.

Une carrière d’auteur de romans noirs

Le fugitif espérait bénéficier de la « doctrine Mitterrand ». En 1985, le président de la République avait déclaré qu’il n’extraderait pas les anciens terroristes italiens d’extrême gauche réclamés par Rome, pourvu qu’ils aient rompu avec la violence. Même ceux accusés de crime de sang ? Le flou demeurait. L’Italie réclame bientôt Battisti mais la cour d’appel de Paris repousse en 1991 une demande d’extradition pour un motif de pure forme. L’homme, se croyant sauvé, vit alors au grand jour, fonde une famille, entame une carrière d’auteur de romans noirs. Le milieu du polar, marqué par le gauchisme, lui ouvre les bras.

Flatté de l’intérêt admiratif qu’il suscite chez ses nouveaux amis, Battisti en comprend les ressorts. Ses fidèles voient en lui un gardien du pseudo-« idéal révolutionnaire », le vaincu magnifique, fier de son combat et qui ne regrette rien. Pourquoi ne pas profiter de pareille aubaine et entrer dans le rôle ? Au fil des ans, polar après polar, Battisti forge un roman idéologique sur ses crimes et les années de plomb. Il décrit ses quatre victimes en malfaisants qu’il fallait liquider, se peint en combattant de la liberté, travestit l’Italie d’Aldo Moro en Chili du général Pinochet.

Ses lecteurs français sont conquis. Libération et Le Monde saluent chacun de ses livres et lui consacrent des portraits fascinés. Le 12 septembre 2002, Le Monde juge ainsi que Battisti « ne veut pas dénouer par le repentir le nœud de contradictions serré autour de ceux qui tuent pour défendre une idée de justice et de liberté » (sic). À Radio France, le journaliste Jean Lebrun l’accueille et le fête. « Le parti fasciste avait changé de nom : il s’appelait la Démocratie chrétienne », pérore l’ancien terroriste sur France Culture le 20 septembre 2002. La chaîne Planète diffuse début 2004 un documentaire à sa gloire, « Cesare Battisti : résistances ». On le convie à des salons du livre. Bibliothécaires et libraires l’invitent à des rencontres avec les lecteurs. Il séjourne dans une résidence d’écrivain. Au Guide bleu de la nostalgie révolutionnaire, le voilà devenu une curiosité quatre étoiles.

Cependant, le vent tourne. Rome dépose une nouvelle demande d’extradition. Battisti est arrêté le 10 février 2004 : l’affaire commence. En proie à un véritable délire, la presse de gauche recopie les arguments du comité de soutien de Battisti sans les vérifier. C’est un florilège de « fake news ». Leur héros a été condamné par « un tribunal militaire réservé aux procès des militants de l’ultragauche » (L’Humanité, 16 février 2004). Il est « victime de la nostalgie des chemises noires » (Libération, 13 février 2004). Le 4 mars 2004, Le Monde publie un éditorial au titre péremptoire : « Le droit pour Battisti ». L’intéressé a été jugé « sans possibilité de recours », affirme la direction de ce journal, et la justice française avait refusé l’extradition de Battisti en 1991 car « la cour d’assises de Milan, qui l’avait condamné, lui avait sans sourciller imputé deux meurtres, commis le même jour, à la même heure, à Milan et à Venise » (sic). Mauvaise pioche : la cour d’assises n’affirmait rien de tel. Battisti a été condamné pour complicité dans ces deux assassinats préparés et exécutés au même moment à Venise et à Milan par ses amis et lui. La municipalité parisienne de gauche fait pourtant Battisti « citoyen d’honneur » de la capitale. François Hollande se rue à la Santé pour le rencontrer. Étrillé le lendemain en une du Figaro, le futur président adresse à notre journal une réponse où il affiche son ignorance du dossier. Des personnalités italiennes de droite comme de gauche, pour leur part, expriment leur fureur quasi unanime devant la sanctification d’un ancien terroriste et les mensonges de ses soutiens à l’égard de l’Italie. Ce fait se révèle bientôt décisif et modifie le climat. Sollicité par de nombreux médias, l’historien Marc Lazar, pour sa part, expose avec rigueur ce que furent les années de plomb.

Manipulation pour lecteurs crédules

Saint-Germain-des-Prés, cependant, poursuit sa lutte en faveur de l’auteur de polar. L’âme des Battististes, la romancière Fred Vargas, publie un livre de combat, La Vérité sur Cesare Battisti (mai 2004). De très nombreux libraires, convaincus d’avoir trouvé un nouveau Zola défendant le capitaine Dreyfus, recommandent l’ouvrage avec insistance. Aujourd’hui, interrogée après les aveux de Battisti, Vargas a réaffirmé sa conviction qu’il était innocent et prétend étayer son affirmation sur l’enquête qu’elle assure avoir menée à l’époque. « C’est triste, on va encore me prendre pour une imbécile », a-t-elle déclaré. Que Fred Vargas se rassure : nous sommes convaincus de sa grande intelligence. Nous l’accusons en revanche de manipulation délibérée pour égarer ses lecteurs crédules. Dans son livre La Vérité sur Cesare Battisti, la romancière a tronqué la décision de la cour d’appel de Paris qui a permis à l’ancien terroriste de ne pas être extradé en 1991. La partie centrale de l’arrêt, où figure le raisonnement des juges, n’est pas reproduite. Ne reste que la présentation solennelle de la décision, les formules d’usage, le rappel des faits… et le feu rouge des juges à l’extradition. Cette coupe très opportune dans le texte de l’arrêt interdit au lecteur de découvrir la vraie raison de la décision des magistrats à l’époque et accrédite la fable de « l’asile politique » accordé par la justice française à Battisti. C’est sans doute ce qu’on appelle une intellectuelle engagée.

Répondant à l’appel de Vargas, en 2004, les brigades internationales de pétitionnaires se mobilisent (Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Pierre Vidal-Naquet, Guy Bedos, Jean-Pierre Bacri). « Battisti a plus de dons pour faire couler l’encre que le sang. Tant mieux pour lui : mieux vaut être un écrivain digne de ce nom qu’un petit Che Guevara juste capable d’abattre je ne sais quel contremaître de la Fiat au coin d’une rue. Et tant mieux pour nous, ça donne envie de le défendre », écrit Gilles Martin-Chauffier dans Paris Match. Le 26 juin 2004, une soirée de soutien se déroule au Théâtre de l’Œuvre à Paris avec le concours de nombreux artistes tels Lio, Jacques Higelin et Moustaki, égarés chez les Atrides. La pétition l’annonçant décrit les années de plomb comme « un combat où des centaines de formations d’extrême gauche armées s’opposèrent au gouvernement, dont les services secrets alliés à l’extrême droite perpétraient de multiples attentats à la bombe ». En somme, les Brigades rouges étaient pacifiques et la méchanceté du monde les a acculées à se défendre. Ils combattaient les ennemis de l’intérieur et voulaient inventer une vraie démocratie. S’ils ont tué, c’est pour une société plus juste. Par la pureté de leurs intentions, ils méritent notre estime et même notre gratitude : c’est la défense des acteurs de la Terreur après la chute de Robespierre.

Échappant à la surveillance de la police, Cesare Battisti se volatilise en août 2004 pour éviter d’être extradé et gagne le Brésil, comme, avant lui, un des tueurs d’Aldo Moro s’était réfugié au Nicaragua. L’alternance politique au Brésil lui a finalement été fatale. Il est extradé en Italie en janvier 2019 au terme d’une ultime cavale en Bolivie. L’affaire Battisti nous renseigne moins sur l’Italie que sur la fascination française envers la violence. Pour cette raison, elle prend rang parmi les grands scandales de notre histoire.

Guillaume Perrault"

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