Revue de presse

"Plus l’Etat est désarmé, plus l’homme d’Etat doit afficher son volontarisme" (Christian Salmon, Marianne, 27 av. 13)

9 mai 2013

"C’est un leitmotiv qui a acquis la force d’une évidence depuis l’ « affaire Cahuzac ». Il faut « mo-ra-li-ser » la vie publique. La moralisation est le chantier de l’action gouvernementale. C’est le dernier refuge du changement. Julien Dray, qui dans sa traversée du désert a retrouvé, semble-t-il, quelque lucidité, confessait récemment sur son blog : « Si l’on doit tirer une leçon de la semaine écoulée, c’est bien que la gauche néolibérale, que certains ont nommée « gauche morale » , est morte. »

Mais qu’est-ce que cette gauche « morale », qui a substitué au combat social et à l’émancipation une logique moralisante et compassionnelle, un combat pour des « valeurs » ? Baudrillard l’appelait « gauche divine ». Depuis avril 2002, elle est tombée en enfer.

Si la disparition de la Dame de fer pouvait contribuer à un effort de réflexion sur les trois décennies néolibérales, elle ne serait pas complètement inutile. En 1981, une gauche de rupture, armée d’un programme commun qui se voulait « anticapitaliste », accédait au pouvoir alors que s’imposait partout la révolution néolibérale lancée par Reagan et Thatcher.

En deux ans, l’éléphant anticapitaliste fut avalé par le boa néolibéral. La deuxième gauche trahit la première avant même que le coq n’eût chanté et que le mur de Berlin fût tombé. C’est cette deuxième gauche qui a inventé la gauche morale, à coups de « parler-vrai », de « réalisme », de « pragmatisme » et de « valeurs ».

Laissant Mitterrand présider à l’Elysée, elle travaillait à changer la syntaxe socialiste en masquant par le recours aux valeurs et au réalisme son ralliement au néolibéralisme. Produit de cet amalgame ethico-capitaliste, de cette chimère constitué d’une tête sociale-démocrate et d’un corps néolibéral : l’« agenda 2010 » de Gerhard Schröder en Allemagne ; l’impasse blairiste en Grande-Bretagne ; la movida zapatériste financée par l’Europe et le surendettement immobilier en Espagne ; l’échec de 2002 et ses métastases tardives en France avec les affaires DSK et Cahuzac, sous le maillot d’Euro RSCG.

En dérégulant la finance et en déprogrammant l’Etat, la révolution néolibérale des années 80 a condamné l’homme politique, placé sous vide, à se reprogrammer sans cesse.

Depuis la crise de 2008, le discours volontariste (churchillien) des gouvernements européens n’est qu’une façade qui tente de masquer l’impuissance relative des Etats soumis à la « règle d’or » et au « protect- euro ».

Plus l’Etat est désarmé, plus l’homme d’Etat doit afficher son volontarisme. La posture du « volontarisme » néolibéral est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Mais sa crédibilité est minée par l’impuissance relative de l’Etat. Il faut donc qu’il s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser.

C’est ce lourd bilan qui est l’héritage politique du PS. Un bilan impensé qui a pris le nom et le visage impuissant de François Hollande, qui s’adresse désormais aux Français entre deux portes, comptable par son passé de principal dirigeant du PS de cet amalgame européiste et néolibéral qui a déconstruit la souveraineté de l’Etat, et qui est confronté à la pire crise qu’ait jamais connue un dirigeant, une crise non pas morale mais ontologique. [...]

Si la gauche au pouvoir n’arrive pas à convaincre, c’est par défaut de perception : astigmatisme politique. Sa vision est troublée, dédoublée : elle voit le monde avec une morale de gauche et une focale de droite... Elle affirme un volontarisme du changement et dénie l’impuissance liée à une situation d’insouveraineté. La souveraineté d’une nation, d’un peuple, s’appuie sur une double réalité : une puissance d’agir et une certaine symbolique de l’Etat.

Le pouvoir de battre monnaie, celui de défendre le territoire dans ses frontières. C’est cette double réalité que la construction européenne a disloquée. Le couple pouvoir-représentation s’est brisé en deux : d’un côté, une bureaucratie anonyme, de l’autre, des hommes politiques désarmés, un roi nu. D’un côté, des décisions sans visages, de l’autre, des visages impuissants. Seul le visage poupin de Merkel émerge de ce brouillard d’indécision...

Quand le roi est nu et le pouvoir, impuissant, l’exercice de l’Etat consiste de plus en plus à jouer avec les apparences. La scène politique se déplace : des lieux de la délibération et de la décision politique (forums citoyens, meetings des partis politiques, assemblées élues, ministères) vers les nouveaux espaces de légitimation (télévision et Internet). L’explosion des réseaux sociaux et les chaînes de tout-info ont pulvérisé le temps politique.

La fonction journalistique s’est déportée de ses missions originelles - l’enquête, le reportage, l’analyse politique, bref, l’information - vers une fonction de décryptage visant à découvrir sous les apparences trompeuses de la vie politique la vérité d’un calcul, le secret d’un montage narratif. Sondages et décryptage sont désormais les deux facettes d’une démocratie sans repères, sans frontières, qui a substitué le récit à l’action, la distraction à la délibération.

Tous s’accordent à exiger des gouvernants un grand récit national, mais la vie politique « s’est transformée en une suite intemporelle de chocs », comme l’écrivait Theodor Adorno pour décrire l’expérience du front lors de la Seconde Guerre mondiale. De l’affaire Cahuzac à la mise en examen de Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse en passant par la perquisition au domicile de Christine Lagarde, directrice du FMI, l’actualité politico-médiatique est bouleversée.

Elle obéit de moins en moins à l’habile feuilletonisation que les épigones étourdis du storytelling essayent de lui imposer, pour prendre la forme de cette « suite intemporelle de chocs », qui ébranle les soubassements mêmes de nos démocraties et traduit une crise générale de la confiance et de la représentation."

Lire "Le PS face au vertige du discrédit".


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