Revue de presse

Boualem Sansal : « L’islamisme ne prospère que grâce à nos peurs » (liberation.fr , 9 oct. 13)

Ecrivain algérien 11 octobre 2013

"Ces dernières années, Boualem Sansal a raccourci sa chevelure. Mais il porte toujours son catogan. Derrière une allure cool, l’écrivain algérien, auteur de l’admirable et baroque Serment des barbares, le roman incontournable des années de plomb de l’Algérie, a une détermination inébranlable. Il parle et crie contre le désastre des sociétés de l’autre rive de la Méditerranée. Depuis dix ans, il est devenu une des grandes voix de l’opposition, alertant sur les dangers de l’islamisme. Il publie aujourd’hui un essai, Gouverner au nom d’Allah (Gallimard).

Dans votre dernier livre, vous racontez que, dès l’indépendance de l’Algérie, dans votre pays, des prédicateurs sont arrivés de l’étranger. Dans quel but ?

Dans ces années-là, l’Algérie était une république populaire révolutionnaire, quasi communiste, en tout cas le Président et son équipe portaient tous la tenue Mao et bravaient l’impérialisme. Nous étions plutôt laïques en ce temps, nous vivions comme des soldats au service du développement. Puis, nous avons vu arriver ces prédicateurs en djellaba, missionnés par l’Arabie Saoudite et des mouvements comme les Frères musulmans. Ils venaient « sauver » l’Algérie, colonisée depuis un siècle et demi et imprégnée d’idées occidentales. Ils agissaient clandestinement, prêchaient dans les souks, les mosquées, les bains maures, les cités universitaires, dénonçant les valeurs et la dépravation occidentales, encourageant le retour à l’islam, à la tradition. La teneur très politique de leurs prêches captait l’attention des classes populaires, puis des élites, que le régime traitait avec mépris. De proche en proche, il y a eu un retour à la foi et à la pratique religieuse. En peu de temps, le mouvement a gagné tout le pays.

Comment définissez-vous aujourd’hui l’islamisme ?

L’islamisme repose sur la conviction que le monde musulman ne peut se régénérer et retrouver la gloire de son âge d’or que par l’islam, entendu l’islam des origines, exempt des perversions de la modernité. C’est une conception très ancienne que le nationalisme arabe moderne, né au début du XXe siècle, en réaction au colonialisme, a reléguée à l’arrière-plan, nourri qu’il était des idées des Lumières, de la conception occidentale de l’Etat, du progrès et de la modernité. Les luttes pour les indépendances ont été menées au nom de ces idéaux. Mais l’indépendance ne les a pas concrétisés, loin de là.

A la place du développement et du progrès social attendu, il y a eu la dictature, la misère et la corruption. Devant l’ampleur de la colère des masses populaires, les responsables politiques s’exonérèrent de leur gestion calamiteuse et mirent en cause la pertinence des idéaux qui avaient inspiré les premiers révolutionnaires. Beaucoup, sinon tous les dirigeants arabes, n’hésitèrent aucunement, ils empruntèrent à l’islamisme ses slogans et ses promesses de paradis.

En tant que force organisée, l’islamisme n’a qu’une soixantaine d’années d’existence. Elle a commencé avec la création des Frères musulmans, à la fin des années 20 en Egypte. Avant, ce n’était qu’un courant philosophique, plutôt confidentiel, que quelques rares intellectuels et notables tentaient ici ou là de traduire en programme culturel et éducatif. Les islamistes apprennent aujourd’hui le combat politique et militaire, les sciences de l’information, les secrets de la finance internationale. Dans le monde arabe, c’est facile pour eux car ils maîtrisent la langue et partagent la culture du peuple ; en Occident, la tâche est plus compliquée, mais d’ores et déjà ils semblent avoir dépassé ces difficultés.

Peut-on contrer cette montée de l’islamisme ? Avec quels moyens ?

Selon moi, il n’y a qu’un moyen : refuser de se laisser terroriser. L’islamisme ne prospère que grâce à nos peurs. Voilà pourquoi il fait tout pour nous subjuguer, par les armes et les attentats, mais aussi par ses discours culpabilisants et par la surveillance constante qu’il exerce sur la société ! Pour vaincre l’islamisme, nous devons d’abord sortir de la peur, refuser la terreur. Libérés de cette oppression, les extrémistes, qu’ils soient d’un bord ou de l’autre, islamiste ou néonazi, tomberont d’eux-mêmes. Nous avons perdu du temps dans cette prise de conscience, l’islamisme en a profité, il a pris une ampleur planétaire, il ne concerne plus seulement le monde musulman, il est un problème global. Nous devons l’affronter ensemble. Interdire ici ses pratiques visant à enrégimenter des communautés (tel le port du voile dit islamique), les tolérer ailleurs ou les considérer comme naturelles à côté offre aux stratèges islamiques un moyen d’enfoncer le coin et d’élargir son emprise.

Vous êtes laïc. Comment vivez-vous en Algérie ?

Comme dans tous les pays musulmans, l’islamisme y règne en maître. La police et la justice se sont mises à son service. Le temps où on pouvait fumer durant le ramadan, s’attabler à une terrasse de café et siroter une boisson est passé depuis longtemps. Les moins de 30 ans n’arrivent même pas à imaginer que ces temps de liberté ont pu exister. Je vis tout cela très mal. C’est triste, humiliant, destructeur.

Vous sentez-vous en danger dans votre pays ?

Le plus souvent non, mais parfois oui. En Algérie, je suis détesté. Quoi que j’écrive, dise ou fasse, des voix s’élèvent de partout pour me dénigrer, me menacer, me faire taire. Et quand je ne fais rien et ne dis rien, les mêmes voix s’élèvent. Je me dis que toute cette haine finira un jour par susciter des envies de meurtre chez un fou. Mais bon, c’est ma ligne de conduite, je ne veux pas céder à la peur. Au retour de mon voyage en Israël, en 2012, j’ai vraiment eu peur. Il y avait eu beaucoup d’articles dans la presse à propos de ce voyage. A l’escale à Paris, j’ai flanché, je me suis dit « je reste en France ». Puis je me suis ressaisi et je suis rentré au pays. Incroyable, il ne s’est rien passé… jusque-là.

Pour vous, l’islam a-t-il la capacité de se moderniser ?

Cela devrait être possible, pourquoi pas. Mais les gardiens du temple, les tuteurs de l’islam, tout ce Vatican éclaté, sans siège connu, l’Arabie Saoudite et les monarchies du Golfe dont le socle est l’islam le plus rétrograde, les grandes organisations islamiques s’opposeront à cette rénovation, de toutes les manières possibles. Des siècles durant, l’islam s’est refermé sur lui-même, s’est rigidifié. Depuis les indépendances, il reçoit des chocs de partout, de la modernité, de la globalisation, du tourisme. Il y a une cinquantaine d’années, la plupart des musulmans n’avaient jamais vu d’étrangers. Maintenant, ils en voient passer des milliers, dans leurs cars, en short, à moitié nus. Les fractures apparaissent ici où là et mettent en danger les pouvoirs en place. Les régimes islamiques serrent les boulons, encore et encore ; en face la modernité avance, les droits et les libertés aussi. La France vient de voter le mariage pour tous ; la veille, c’était impensable. Les Iraniens et les Saoudiens qui ont construit la mythologie du monde musulman et assis la source de leur pouvoir sur l’islam se sentent terriblement menacés. La vraie question est celle-ci : qui osera entreprendre la réforme de l’islam ? Rien à l’horizon, pour l’instant, n’autorise le moindre espoir."

Lire Boualem Sansal : « L’islamisme ne prospère que grâce à nos peurs ».


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