Asiatiques en France : “La soif de visibilité” (Le Monde, 1 juin 11)

3 juin 2011

“En France, la communauté asiatique, souvent considérée comme discrète, veut désormais faire entendre sa voix. De nouvelles associations n’hésitent plus à faire du lobbying, contre les préjugés.

C’est un mouvement sans tapage qui prend tout doucement forme au sein de la communauté asiatique de France. Son affirmation est encore marginale. Ses ambitions sont mi-politiques, mi-identitaires. Mais à force d’observer des personnalités d’origine maghrébine ou africaine, comme l’ancienne garde des sceaux Rachida Dati ou l’ex-ministre des sports Rama Yade, gagner en visibilité au nom de la "diversité", tout un petit monde hétéroclite d’origine chinoise, cambodgienne ou vietnamienne s’active avec l’idée qu’il devrait en être de même pour les "Asiatiques". Pour une communauté jusqu’à présent convaincue de devoir une partie de sa réussite à sa discrétion, c’est là un vrai virage.

Cet élan se résume pour l’heure à des initiatives disparates. Il réunit des ex-boat people arrivés d’Asie du Sud-Est dans les années 1970, des cadres d’origine chinoise qui occupent de hauts postes à responsabilité dans des entreprises du CAC 40, des jeunes Asiatiques de la deuxième génération... Tous ne se connaissent pas. La diaspora asiatique, en France, ce sont 800 000 Vietnamiens, 250 000 Laotiens, 250 000 Cambodgiens et autant de Chinois.

Parmi les protagonistes de ce mouvement naissant, l’un des rares à avoir déjà acquis une certaine notoriété est Chenva Tieu, trésorier et cofondateur du Club XXIe siècle, le club des élites issues de la diversité. Grand, affable, âgé de 48 ans, né à Phnom Penh, il est arrivé du Cambodge en 1975, à l’âge de 12 ans, après avoir fui la guerre. Aujourd’hui à la tête de Online productions, une société de production audiovisuelle, il a repéré cette envie de visibilité de la diaspora asiatique et est allé jusqu’à en faire une émission de télévision.

Tous les dimanches soir depuis octobre 2010, sur la chaîne France Ô, il coanime "Sinosphère", un programme consacré aux relations franco-chinoises. Les invités sont tous issus de la diaspora. "C’est un très grand pas, se félicite-t-il, auparavant, les Asiatiques fuyaient l’exposition médiatique, mais maintenant qu’ils sont présents depuis une quarantaine d’années sur le territoire, ils commencent à avoir une sensibilité à faire connaître." Le lancement de "Sinosphère" a toutefois créé quelques remous au sein de France Ô. Pourquoi pas "Africasphère" ou "Maghrebosphère" ?, a-t-il été fait remarquer.

Depuis plusieurs années, M. Tieu fraye par ailleurs dans le sillage de l’UMP. Bien qu’il se dise opposé à toute forme de "discrimination positive", en politique, à l’échelle de sa diaspora, il est l’un de ceux qui jongle le plus entre ses ambitions et l’affirmation de ses origines. Le 16 février, il a été promu secrétaire national chargé des relations avec l’Asie de l’UMP et cela le ravit. Bien que parfois perçu comme trop "élitiste" et "francisé" par ses pairs, il lorgne aussi depuis plusieurs années sur la 9e circonscription de Paris, où réside une importante communauté asiatique.

Le parcours de Thu Van Blanchard, 32 ans, s’inscrit dans le même sillon. Cette discrète assistante parlementaire du sénateur centriste de Paris, Yves Pozzo di Borgo, est d’origine vietnamienne par sa mère. Elle est arrivée en France à l’âge de 7 ans, après avoir été adoptée par le conjoint français rencontré par sa mère après sa naissance. Aujourd’hui, la fine jeune femme ne cache pas son envie de s’engager à terme en politique.

Scolarisée dans les quartiers cossus de la capitale, elle ne s’est, de son propre aveu, "jamais investie dans les associations communautaires". Elle a seulement passé l’option vietnamien en deuxième langue au baccalauréat. Mais, à présent, elle considère qu’il y a "certaines communautés plus visibles que d’autres". Et si elle ne pense "pas forcément mettre en avant son côté asiatique", "il faut que les politiques entendent un minimum la voix des communautés asiatiques", estime-t-elle.

Avec d’autres, Mlle Blanchard a été approchée pour faire partie d’un petit groupe qui s’investit dans la création d’un Conseil national des Asiatiques de France (CNAF). Une association dont les statuts ont été déposés en mars, et dont l’objectif est de devenir un organe "consultatif" pour les responsables politiques de tous bords, sur toutes les problématiques ayant trait à la diaspora asiatique. Le président actuel est d’origine khmère, le secrétaire général sino-khmer et la trésorière d’origine chinoise.

L’association a vu le jour en partie du fait d’Abderrahmane Dahmane, l’ancien conseiller à l’intégration à l’Elysée de Nicolas Sarkzoy. Les Asiatiques de France étant "majoritairement ancrés à droite", comme il l’expliquait alors, avant son éviction le 10 mars, la structure visait notamment à servir de courroie de transmission pour répercuter les messages présidentiels pour la campagne de 2012.

Aujourd’hui, les fondateurs du CNAF s’en défendent. Huong Tan, en particulier. A 51 ans, il est l’un des membres les plus actifs de la diaspora. D’origine cambodgienne, il est arrivé en France à l’âge de 15 ans. Mais à la différence de beaucoup d’ex-boat people, il est aussi très proche des réseaux chinois. "Nous sommes apolitiques et voulons défendre les valeurs de la République", insiste-t-il.

Sobre, appliqué, M. Tan est, depuis 1980, un employé de la Mairie de Paris, et rêve depuis longtemps de fédérer les Asiatiques de France. S’il se défend de tout "communautarisme", il milite aussi bien pour un monument aux morts pour les Chinois qui ont participé à la première guerre mondiale au cimetière du Père-Lachaise à Paris que pour la création d’une radio en mandarin.

Ses initiatives ne rencontrent pas toujours l’écho qu’il souhaiterait. Pour l’heure, il ne parvient pas à obtenir du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) une fréquence sur la bande FM. "Nous avons candidaté trois fois. Les juifs, les Maghrébins, ils ont tous des radios, pourquoi pas les Chinois ?, argumente-t-il. Il ne faut pas oublier une partie de la famille !"

Depuis peu, M. Tan travaille aussi au rassemblement de cadres d’origine chinoise - certains naturalisés français, d’autres non. Un soir de printemps, dans un restaurant parisien qui cuisinait des spécialités de la province du Guangxi, au sud de la Chine, dix d’entre eux sont venus expliquer leur démarche. Il y avait Syan Zhou, 48 ans, élégante experte nucléaire au département stratégie prospective d’EDF, Xiaolong Kong, 35 ans, jeune ingénieur en développement à France Télécom, ou encore Xiaoping Guo, chargée des grands comptes à la banque HSBC.

Avec leur langage très policé, ils assurent se sentir frustrés de ne pas pouvoir "mieux participer à ouvrir de nouveaux horizons aux entreprises françaises en Chine". Une façon de dénoncer une "discrimination" à l’emploi, même s’ils rechignent à employer le terme. "Nous aussi, à partir d’un certain niveau nous subissons le plafond de verre !", a déploré Mme Zhou. Elle habite en France, comme les autres, avec conjoint et enfants, depuis plus de dix ans.

En cause, selon ces élites, les préjugés et la méfiance des Français vis-à-vis de la Chine. "Dans les médias, c’est toujours soit les soupçons d’espionnage, soit le travail illégal !", regrette l’un d’eux. "Quand on regarde le classement Fortune 500 aux Etats-Unis, on voit qu’il y a plein de dirigeants d’origine étrangère, ce n’est pas le cas dans le CAC 40 !", déplore un autre. Leur association devrait s’appeler Chine 4D comme dialogue, diversité, dynamique, durabilité.

Leur point de vue rejoint celui de certains jeunes issus de la deuxième génération, porté notamment par l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF). "On dit toujours : "Ah, les Chinois rachètent un bar !" Mais on oublie que pour racheter un bar, il faut la nationalité française !, se désole Sacha Lin, 34 ans, président de l’AJCF. Tous ces clichés, ça nous exclut de la communauté française !"

Agés de 20 à 35 ans, les membres de l’AJCF se réunissent tous les premiers vendredis de chaque mois, depuis deux ans, dans des restaurants parisiens. Souvent enfants de commerçants du quartier parisien de Belleville ou d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), lieux historiques de la diaspora, ils sont devenus ingénieurs, avocats ou étudiants à Sciences Po, et sont fiers de leur émancipation.

Leurs fortes interrogations identitaires contribuent à les réunir. Tous militent pour que la jeunesse asiatique "s’engage" afin d’inverser les clichés. "Pour obtenir quelque chose, il faut se manifester", plaide M. Lin. Cette démarche n’est pas sans créer des tensions avec leurs aînés, qui leur intimeraient volontiers plus de discrétion.

Le désir de visibilité a également gagné une personnalité comme Anh Dao Traxel. Agée de 53 ans, d’origine vietnamienne, celle qui est considérée comme la "fille de coeur" de Jacques et Bernadette Chirac a décidé de partir en croisade pour réclamer plus de discrimination positive à l’égard de la communauté asiatique. Son nouvel engagement est le fruit d’une déception, selon elle. En septembre 2010, lors du dernier remaniement ministériel, le chef de l’Etat l’aurait convoquée à l’Elysée et lui aurait laissé entendre qu’il avait un poste à lui proposer. "Et depuis plus rien !", maugrée-t-elle.

Depuis elle s’interroge. "Est-ce que nous, les Asiatiques, ne faisons pas assez de bruit, est-ce que l’on est trop renfermés ? Peut-être. Mais cela fait partie de notre culture !" Elle résume ainsi le malaise identitaire des Asiatiques de France : "On a l’impression de tout donner pour s’intégrer, on est des travailleurs, on ne laisse pas les enfants traîner dans la rue. C’est un point commun avec M. Sarkozy, on croit au "travailler plus". Et pour autant, ce n’est pas récompensé."”


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