Revue de presse

Alain Policar : “La République inclut la diversité” (Libération, 21 nov. 06)

2007

"A lire dans ces pages Michel Wieviorka (« Le modèle néo-républicain », Libération du 13 novembre), l’idéal républicain aurait à s’ouvrir aux demandes de reconnaissance des identités particulières que, par nature, il rejetterait absolument. Pire encore, ce sont les « exclus » qui auraient à subir les conséquences de ce rejet. Traduisons : les républicains sont aveugles aux inégalités socio-économiques et incapables de concilier singularités collectives et universalisme. Le moins que l’on puisse dire est que notre auteur prend d’incroyables libertés avec l’histoire des idées.

En premier lieu, si une tradition de pensée a manifesté une attention constante à la question des inégalités, c’est bien la républicaine. La perpétuation des phénomènes de domination, de nature à saper la légitimité des régimes fondés sur les droits individuels, est en effet, tout au long du XIXe siècle, au coeur de la réflexion des républicains français. Ceux-ci, sans contester l’importance des droits formels, n’ont cessé de prendre en compte les exigences de la solidarité ou de la fraternité. Pour eux, la République ne pouvait assurer sa pérennité sans fournir aux plus défavorisés des conditions d’existence décentes. Ce faisant, ils ont concouru à une complexification de la notion de liberté, non exclusivement définie en termes d’indépendance de l’individu par rapport à toute interférence de la part des autres, mais également comme moyen d’atteindre des fins expressément poursuivies comme telles et, parmi elles, la réalisation de la justice sociale. Le républicanisme contemporain, dont l’incarnation la plus stimulante est la pensée de Philip Pettit (Républicanisme, 2004), n’a, loin s’en faut, aucunement renié cet objectif.

Ensuite, Wieviorka, pourtant observateur avisé des politiques multiculturalistes, donne le sentiment de confondre deux notions : l’affirmative action (ou discrimination positive) et la politique de la reconnaissance. La première, que l’on a grand tort de situer sur le seul terrain de la reconnaissance culturelle, obéit en réalité à des préoccupations d’égalité sociale. Elle vise, en effet, à restaurer l’égalité. La discussion à son sujet a porté essentiellement sur les mesures de préférence, c’est-à-dire les politiques de quota. Aux Etats-Unis celles-ci ont été conduites en faveur des minorités ethniques et des femmes. Conçues comme des mesures de compensation, elles peuvent être philosophiquement défendues du point de vue de la justice distributive, même si l’on est fondé à lui reprocher de substituer à l’individu une entité collective comme bénéficiaire de ces mesures, et de violer ainsi le principe de neutralité de l’Etat.

La politique de la reconnaissance, elle, exige que soient reconnues les différences culturelles, en tant qu’expression essentielle de la dignité humaine. On insistera alors sur les problématiques identitaires et l’on cherchera à obtenir la reconnaissance politique de droits ou privilèges fondés, par exemple, sur la spécificité ethnique. A la différence de la discrimination positive, la politique de la reconnaissance s’intéresse non à des différences à éliminer mais, au contraire, à des différences à valoriser. Et celui qui est favorable à la discrimination positive n’est pas tenu d’être un partisan de la politique de la reconnaissance.

Ce que Wieviorka nomme modèle néorépublicain n’est en vérité que la promotion du multiculturalisme normatif. Or, celui-ci est fondé sur une erreur majeure : le poids exorbitant accordé à la notion d’identité culturelle et, en amont, l’idée que la culture constitue un donné et non une implication ou un résultat. Le monde social est donc décrit comme une juxtaposition de communautés et la tâche politique fondamentale serait de préserver le pluralisme culturel... L’emploi galvaudé du concept de « culture » conduit pourtant à désigner, lorsque l’on parle de ce type de pluralisme, des entités extrêmement hétérogènes comme l’ethnie (les Latinos aux Etats-Unis), la religion (les juifs ou les musulmans), les moeurs (les homosexuels), le sexe (les femmes), la « race » (les Noirs) ou même la langue ou la classe sociale. Ces « cultures » ne sont constituées comme telles que par la primauté accordée à l’une de leurs caractéristiques au détriment de toutes les autres. Le risque de réifier, et donc de naturaliser, l’une de ces caractéristiques est alors très grand.

Le pluralisme que nous devons défendre est celui des opinions et non celui des « cultures ». Nous n’avons nullement à tolérer l’affirmation politique de groupes définis culturellement et à leur reconnaître le droit au maintien et à la reproduction de styles de vie minoritaires. Les revendications égalitaires exigeant la fin d’une discrimination et les revendications différentialistes réclamant un statut particulier sont trop souvent confondus sous le terme de « droits culturels ».

Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède l’indifférence des républicains à la conciliation entre aspirations singulières et recherche de valeurs communes. Si l’on souhaite favoriser à la fois le civisme et la lutte contre les discriminations, il faut mettre l’accent sur les sources sociales de la mésestime, sur ce qui rend impossible la participation égalitaire à la vie sociale. C’est, par conséquent, dans les institutions juridiques et dans les stéréotypes culturels, bref dans le statut et l’image publiquement assignés à un groupe, que se joue le sort de ceux qui peuvent avoir à souffrir de non-reconnaissance.

L’exigence républicaine d’universalisme ne peut accepter la subordination des principes universels de justice au différentialisme culturel. Le républicanisme authentique, que Wieviorka confond volontairement avec le national-républicanisme (qui sacrifie la République à la sacralisation de l’amour de la Nation), affirme, au-delà des différences, l’unité du genre humain. Les hommes, en tant que tels, ont les mêmes potentialités intellectuelles et morales. Ils ont la raison en commun et ils partagent la même vocation à la liberté, quelle que soit la diversité de leurs systèmes de valeurs et de leurs réalisations pratiques. L’Autre est un autre soi-même. Et si reconnaître la pleine humanité de l’Autre ne va pas sans difficulté, comme l’histoire coloniale l’a abondamment montré, nous devons accorder notre confiance à la tradition républicaine pour articuler appartenance singulière et humanité commune."

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